« La septième décapitalisation. »
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Estina Benta
Le veille du jeudi de malheur où nous saurions que Lorsa Lopez allait tuer sa femme, la veille aussi du jour maudit où Valancia devait fêter son deuxième faux centenaire, à cinq heure du matin, juste au moment où à la mosquée de Baltayonsa le muezzin Armano Yozua venait de crier l’appel à la prière, où le père Bona de la Sacristie avait passé le bayou pour la boucherie d’Elmano Zola, nous entendîmes la terre crier du côté du lac : une longue série de plaintes, de gargouillements lugubres, une sorte de gargarisme convulsif à l’intérieur des rocs, que même la mer sembla écouter un moment. Nous, de la Côte, avions appelé cette étrangeté « le cri de la falaise ». Les gens de Nsanga-Norda avaient parlé de « rire de la falaise », mais cela montrait bien leur stupidité indécrottable.
– Encore six mille cent trente-cinq jours et ce sera la fin, dit Fartamio Andra do Nguélo Ndalo.
[…]
C’était ce cri là que nous avions entendu à la même heure, des années auparavant, quand les autorités avaient pour la septième fois décidé de transporter capitale de Valancia à Nsanga-Norda : « On ne peut plus rester, ce coin appartient au démon. » Et pendant de longs mois, par l’air et par l’eau, par le rail et par la route, voyagèrent murs, ponts, jardins municipaux, places publiques, piscines, gares. On dut transporter jusqu’aux bassins du lac artificiel du Village des Passions, les sept ponts-levis, les trente-neuf mausolées, les quinze arcs de triomphe, les neuf tours de Babel, les seize étoiles de Nsanga-Norda, ainsi que les douze mosquées de l’époque de notre Saint-Patron Jean Valence. On n’oublia pas le Gold Boulevard, le Palais de la Nation, le petit et le grand Capitole, les quelque trois milliards d’os du cimetière d’Harma Hozorinte, les lampadaires en or massif du l’ex-quartier des Onze, les septante-neuf mille arbres synthétiques du parc du Marsien où l’on disait qu’un homme antédiluvien avait été trouvé dans un sarcophage de granit. On avait gardé la découverte au musée de Westina mais un groupe de marins était venu la subtiliser, qui prit le large au-delà de l’île des Solitudes. « Pour le mensonge gréco-latin », disait la population. […]
On transporta aussi les sept mille modillons, les neufs cent quinze monolithes, obélisques et ogives, ainsi que le Christ naturellement taillé dans ce qui restait de l’île d’Eldouranta, mangée une nuit par la mer en colère. A vrai dire, l’original de la tête avait été emporté par les sujets du roi Joani en 1497. Les Portugais nous avaient laissé un bras de basalte dans lequel ils avaient sculpté en toute hâte un Christ métis, ventripotent et joufflu, qui tournait le dos à la mer, alors que le vrai regardait l’île des Solitudes et montrait le flanc droit à la côte.
Fartamio Andra do Nguélo Ndalo ne comprenait pas pourquoi la terre n’avait pas crié la grève des étudiants, quelques semaines avant l’arrivée du notaire qui devait légiférer sur les conditions matérielles, objectives et subjectives de la septième décapitalisation, de la même manière qu’elle n’avait pas marqué, quarante ans auparavant, la première guerre de décapitalisation qui opposa la Lignée des Fondateurs aux gens de Nsanga-Norda. La pauvre ne comprenait pas non plus pourquoi la terre avait oublié de crier la toute dernière audace des étudiants quand, après quatre-vingt-deux jours de grève de la faim doublée d’une grève de la parole, dans un mouvement de profonde pitié, les autorités durent demander au septième bataillon d’infanterie de faire les deux cent douze kilomètres qui séparent Valancia de Valtano afin de fusiller ces pauvres bougres que la mort refusait de tuer.
Puis il ne se passa rien à Valancia pendant onze mois, ni grande joie, ni grand deuil, ni visite, ni départ, ni rien du tout, jusqu’à ce matin de malheur, la veille du jeudi où Lorsa Lopez devait la tuer. […] »
LABOU TANSI (Sony), Les sept solitudes de Lorsa Lopez. , 1985, Paris, aux éditions du Seuil, réédité en 2008 dans la collection « Points », n°P2010, 203 pages, pages 13 à 19. ISBN 978-2-7578-1059-0