BIBLIOTHÈQUE VIRTUELLE – EXTRAITS, « Quand la Chine s’éveillera…Le monde tremblera. », 1973, Alain PEYREFITTE, extrait 1/3 « L’industrialisation est une guerre prolongée. »

BIBLIOTHÈQUE VIRTUELLE – EXTRAITS

Alain PEYREFITTE, Quand la Chine s’éveillera… Le monde tremblera. , Paris, 1973

« Industrie industrielle et industrie industrieuse. »

FICHE TECHNIQUE

PEYREFITTE (Alain), Quand la Chine s’éveillera… Le monde tremblera. , 1973, Paris, France, aux éditions Arthème Fayard / Le livre de Poche n°4248, Tome II « La médaille et son revers », ISBN 2-253-00929-6.

L’AUTEUR

Alain PEYREFITTE est président de la Commission des Affaires sociales et culturelle de l’Assemblée Nationale (France) quand il dirige une délégation de parlementaires français en visite en Chine en 1971. La Chine est alors traversée par une des plus grandes crises de l’ère maoïste, la révolution culturelle, qui ne prend fin qu’avec la mort de MAO (1976) et qui entraîne une série de purges spectaculaires et sanglantes. Alain PEYREFITTE est alors un des hommes politiques les plus importants de la droite gouvernementale : il a été plusieurs fois ministre du Général de Gaulle, il le sera encore plusieurs fois de George Pompidou puis de Valéry Giscard d’Estaing. Il aura servi les trois premiers présidents de la Ve République.

LE LIVRE

Paru en deux tomes, le livre reçoit un accueil critique mitigé : les milieux de droite goûtant peu la présentation assez favorable de la Chine communiste par l’un des siens, la gauche maoïste qui domine alors les milieux journalistiques et culturels appréciant peu de voir un homme de droite s’immiscer dans ce qu’elle considère comme un objet politique exclusif. L’accueil du public est enthousiaste et le livre devient un best-seller plusieurs fois réédité. Les spécialistes universitaires de la Chine louent l’ouvrage pour la précision des descriptions et la pertinence des remarques sur le fonctionnement de la société chinoise, prise entre résistance des traditions et modernité radicale de la Révolution culturelle. Si l’auteur n’est pas dupe de la dictature qui sévit en Chine, dont le caractère totalitaire et sanguinaire est évidemment nié par la gauche européenne dite « prolétarienne », Alain Peyrefitte ne peut cacher son admiration pour un peuple chinois si résistant et si créatif et par les efforts du gouvernement communiste pour avancer à marche forcé vers l’industrialisation la plus diversifiée.

L’EXTRAIT

Dans le chapitre XVIII du tome II consacré justement à « La médaille et son revers », Alain Peyrefitte présente différents exemples de microprojets d’industrialisation réussie. On comprend nettement comment l’auteur procède dans cet extrait comme dans le reste de son ouvrage : faire coexister trois paroles, celle des Chinois rencontrés et qui parlent évidemment sous le contrôle du Parti Communiste Chinois (PCC), celle des autorités qui encadrent strictement les déplacements et les visites des parlementaires français, et la sienne, qui entre douce ironie et bienveillance amusée invite le lecteur à tirer telle ou telle conclusion des différents témoignages. Les séquelles de la Révolution culturelle sont très nettement audibles (« renégat », « déviationnisme », « économisme ») : les interlocuteurs tiennent également à souligner le rôle du PCC plus que de l’État dans les prises de décisions essentielles, et le rôle d’inspirateur de Mao. Le culte de la personnalité est alors très fort en Chine comme il l’est pour XI Xinping aujourd’hui, et la pensée de Mao est un véritable bréviaire politique depuis la diffusion du « Petit livre » rouge par l’Armée Populaire de Libération (APL). L’auteur de cache pas son admiration devant la mise en place d’un modèle complètement inédit d’« industrialisation industrieuse », faite d’une multitude de petites usines disséminées le long du littoral. On comprend aussi que le curieux mélange de libéralisme et d’économie dirigée existait avant que DENG Xiaoping ne le systématise dans les « Quatre modernisations » et  dans les Zones Économiques Spéciales (ZES). Le « miracle chinois » trouve ses racines dans la « Grand bond en avant ».

EXTRAIT N°1

« L’industrialisation est une guerre prolongée. »

« […] CHAPITRE XVIII

INDUSTRIE INDUSTRIELLE

ET INDUSTRIE INDUSTRIEUSE

Des balles de ping-pong

Les relations sino-américaines reprirent, en tout cas aux yeux du monde, par une partie de ping-pong. L’une de nos dernières visites, près de Canton, nous mena dans une usine où l’on fabriquait les petites balles blanches. Tiendraient-elles dans la symbolique chinoise une place privilégiée ?

Comme nous le disait Kuo Mo-jo à Pékin : « Autour d’une balle de ping-pong, nous avons fait tourner la terre. » Pour nous, en tout cas, le ping-pong chinois restera le témoignage, plus que d’un nouveau stye diplomatique, d’un certain style d’industrialisation.

Nos hôtes se délectent à nous raconter l’histoire de leur usine ; ou faut-il dire de leur aventure ?

Au commencement était Mao. Le Président avait dit : « Il faut développer le sport pour fortifier la constitution physique. » À cette idée générale, quelques ouvriers cantonais découvrirent une application particulière : il faut fabriquer des balles de ping-pong. « Ne comptant que sur leurs propres forces », ils se retrouvèrent une centaine à trente kilomètres de la ville, équipés d’un chaudron fonctionnant sur un foyer domestique, sans machines et sans guère d’idées sur la manière de s’y prendre. « Nous avons dressé des tentes dans la journée, sous l’arbre des litchis* ; le soir, nous avons commencé de construire des maisons. Mais nous avons connu de graves difficultés, car nous ne comprenions pas la technique de fabrication des balles de ping-pong. » Ils achetèrent chez le quincailler de quoi fabriquer tant bien que mal des sortes de moules à gaufres où les balles prenaient forme.

Les autorités, méfiantes, n’avaient donné, avec leur autorisation, qu’une très mince subvention. Méfiance justifiée par les premiers résultats : les balles, bulles trop légères, « ne résistaient pas au premier coup de raquette… » Mais ces pionniers ne se découragèrent pas.

C’était en 1960. Aujourd’hui, 1 600 000 balles sortent chaque mois de l’usine. Et les meilleures, indique-t-on fièrement, servent aux championnats. Mais rien n’est allé tout seul. Liu Shao-ch’i s’en est mêlé :

« Les partisans de la ligne du renégat ont monté en épingle nos difficultés. Ils ont préconisé pour seule méthode l’imitation des techniques étrangères. Cette ligne a été heureusement critiquée, combattue et finalement écartée. L’esprit créateur des masses a permis d’inventer des solutions originales, qui, en développant la mécanisation, ont augmenté et amélioré la production. »

De fait, les méthodes en usage gardent l’authentique parfum local, celui de la débrouillardise.

Les plaques de celluloïd sont gonflées à la vapeur dans des marmites, puis embouties en forme de demi-globes, qui sont ensuite collés ; on vérifie la rotondité des balles en les laissant tout simplement rouler sur un plan incliné au bas duquel sont placés des godets : les balles de première qualité vont droit vers le godet central – elles serviront aux compétitions ; les balles « déviationnistes », mal équilibrées, s’égarent vers la droite ou vers la gauche – elles serviront à la consommation courante.

 Nous nous demandons un instant pourquoi l’on a estimé utile de nous montrer ces activités qui donnent à sourire. Peut-on  prendre au sérieux une manufacture de balles de ping-pong ? Il est vrai que, d’un nouvel atelier de la même fabrique, sortent depuis peu des pièces de silicium destinées à des transistors : fabrication très délicate effectuée sous vide, à l’abri de la toute poussière. Le ping-pong, l’électronique : c’est bien pourtant la même usine, c’est-à-dire les mêmes hommes ; ils ont décidés eux-mêmes de se lancer dans cette nouvelle aventure, simplement parce qu’une campagne avait proclamé l’utilité de cette production. Les ouvrières sont passées des chaudrons aux manipulations minutieuses. Là est la clé. Il s’agit d’un système antisystématique. À dix ans de distance, ce fut le même type de décision : une initiative des ouvriers, de longues palabres, pour savoir comment répondre à cette directive du Président, à une campagne ; une décision suggérée mais non planifiée ; aucun souci de la rationalité économique ; une absence totale de complexes à l’égard de la technicité ; une absolue confiance de chaque équipe dans ses propres capacités.

La seconde activité est, à la limite, plus étonnante encore que la première. On nous dit d’ailleurs qu’elle n’est pas allée sans diviser les ouvriers. L’usine aurait pu développer sa production ou l’étendre vers d’autres articles de sport ou d’autres utilisations du celluloïd… On a beau condamner unanimement l’« économisme » du renégat Liu Shao-Ch’i, se lancer dans le silicium frisait la provocation.

Une industrie disséminée

Cet antisystème comporte sa méthode : l’usine est aussi une « brigade de production » ; non pas une unité de production, un pion sur l’échiquier économique, mais un élément d’une structure sociale. La production est un objectif, mais le groupe qui le poursuit n’est pas un moyen : il est le fondement, la cellule vivante.

L’économie pourtant semble y trouver son compte. Si la productivité laisse une belle marge au progrès, l’investissement est réduit au strict minimum et il prend les garanties maximum.

Le démarrage s’est effectué presque sans aide de l’État ; cette aide a grandi au fur et à mesure que les ouvriers apportaient les preuves de leur réussite. Si l’histoire de cette réussite cantonaise est exemplaire, l’État a trouvé un moyen efficace pour diffuser l’industrialisation aux moindres frais.

L’État encourage l’initiative individuelle, mais les ouvriers réalisent l’investissement par leur propre travail. Ils peuvent avoir le sentiment que l’entreprise est leur œuvre et leur propriété. Ainsi se tisse un réseau d’entreprises petites et moyennes, établies avec une minime mise de fonds initiale. Ce système permet d’assurer une liaison entre les besoins de la production planifiée et des initiatives provoquées à partir des masses. Nous sentons que les Chinois éprouvent la même fierté à montrer leurs petites usines, dont le fonctionnement est, en fait, très artisanal, que leurs plus importants combinats industriels.

On ne nous l’a pas fait remarquer, mais les dates parlent d’elles-mêmes : la naissance de cette entreprise remonte au Grand Bond en avant, et sa relance à la Révolution culturelle. À beaucoup d’égards, ces deux mouvements procèdent de la même inspiration ; la Révolution culturelle répare les déboires du Grand Bond. Liu Shao-ch’i et sa clique avaient complaisamment dénoncé celui-ci ; celle-là les élimine. Comme le Grand Bond en avant, la Révolution culturelle préconise l’industrialisation diffuse de la Chine, par la base. Liu « non seulement étouffa le vigoureux effort de l’industrie par les masses, mais ordonna également la fermeture de dizaines de milliers d’entreprises moyennes et petites déjà établies, les accusant d’être peu rentables et incapables d’assurer un développement rapide ! ».

Il faut une industrie près du peuple, c’est-à-dire près du paysan. Pour de multiples raisons.

À défaut d’organisation commerciale, c’est le seul moyen d’adapter la production à la consommation – par un rapprochement physique. À défaut des moyens de communication adéquats, une industrie disséminée permet de limiter les transports.

Elle est quasi invulnérable. Il ne faut pas sous-estimer la place que tient cet avantage dans l’esprit des Chinois. Le président Mao n’a-t-il pas ainsi défini les objectifs du développement industriel : « faire la révolution et promouvoir la production ; améliorer notre travail ; nous préparer activement en vue d’une guerre » ? Les hommes qui dirigent la Chine en ont tous fait une, où la victoire a tenu à la possibilité d’organiser quelques provinces intérieures et de vivre sur elles.

Surtout, seule la décentralisation de l’industrie assure sa symbiose avec l’agriculture, symbiose dont ne peuvent se passer ni l’équilibre social, ni le développement économique. La société chinoise vise à la polyvalence du travailleur : hier terrassier, aujourd’hui cultivateur, demain tisserand ou mécanicien. Si la production industrielle s’intègre dans le monde rural, le but sera aux trois-quarts atteint. Quant au développement, il repose sur un va-et-vient entre l’industrie et l’agriculture ; pas de puissance industrielle sans une amélioration de la productivité agricole, qui libère la main d’œuvre indispensable ; et pas d’agriculture plus productive sans un apport industriel : engrais chimiques, électricité, machines, outillage, camions et bicyclettes.

Enfin, l’industrialisation dispersée favorise la « primauté du politique » : les usines n’atteindront pas ainsi les dimensions qui, en multipliant cadres et techniciens, compliquent la gestion révolutionnaire. Les ouvriers restent facilement « dans le coup », et la recherche d’une meilleure productivité, l’innovation technique, ne peuvent devenir la chasse gardée d’experts ou de spécialistes. « Faire la révolution et promouvoir la production » : le mot d’ordre est indissociable ; la révolution libère la créativité des travailleurs, et, du coup, fait effectuer à la production ce Grand Bond en avant qui s’était si longtemps fait attendre. […] »

PEYREFITTE (1973), pages 115 et suivantes. Retrouvez cette fiche sur hglycee.fr/bibliothèque virtuelle. © Erwan BERTHO (2018).

NOTES (Les appels de notes valent pour les trois extraits) :

Litchis, fruit chinois, pulpeux et frais. (Note de l’auteur)

** Le premier des quatre qui sont maintenant en activité. Mais Hanyang, l’une des trois villes qui forment Wuhan, est un grand centre sidérurgique depuis bien avant la guerre. (Note de l’auteur)

**** Il est vrai que le combinat est situé à proximité d’un grand fleuve dont les bateaux apportent et emportent tout à bon marché. L’industrie sidérurgique de Wuhan (Hangyang), dominée par les Britanniques, était très active dans les années 20 et 30. (Note de l’auteur)

***** A usage militaire. La Chine tient à fabriquer elle-même tout ce qui est nécessaire à sa défense nationale. (Note de l’auteur)

****** En 1972, on citait les chiffres suivants : 21 millions de tonnes d’acier, 300 millions de tonnes de houille, 26 millions de tonnes de pétrole, 125 milliards de kilowatts.

                Les progressions sont cependant difficiles à préciser. Pour 1957 et 1958, les statistiques chinoises annonçaient déjà, par exemple, le chiffre de trois cents millions de tonnes de charbon. Même en prenant comme base le chiffre plus réaliste de cent trente millions de tonnes, la progression annuelle resterait très inférieure aux 20% annoncés par certains observateurs enthousiastes. (Note de l’auteur)

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PEYFEFITTE Quand la Chine s’éveillera (1973) Extraits

Les autres extraits du livre :

EXTRAIT 2  » ‘Révolutionnariser’ le travail »

EXTRAIT 3 « Le politique, au fond, c’est le national. »

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