COMMENTAIRE D’UN DOCUMENT D’HISTOIRE
« Les « Trente Glorieuses ». »
Correction
1. Présentez le document.
Le document intitulé « Les « Trente Glorieuses » » est un extrait de l’œuvre de Jean Fourastié Les « Trente Glorieuses » ou la révolution invisible (Paru aux éditions Fayard en 1979 à Paris). Dans cet extrait Jean Fourastié présente les manifestations, les causes et les limites de la société de consommation qui s’est lentement mise en place en France depuis 1945.
Jean Fourastié quand il fait paraître Les « Trente Glorieuses » ou la révolution invisible (1979) n’est pas un inconnu. Il a près de 30 années de service de l’Etat derrière lui. Economiste et sociologue il a fait partie derrière Jean Monnet, son maître, des jeunes économistes français séduits par le modèle américain et séduit surtout par son modèle de pensée vif et décomplexé. Toute sa vie comme fonctionnaire au Plan ou comme enseignant Jean Fourastié témoigne d’une volonté tenace de mettre l’économie au service des citoyens en leur permettant de décrypter le réel afin d’agir efficacement. C’est une véritable philosophie d’une science économique sans concession mais à visage humain et à portée sociale.
L’année 1979 est celle du second choc pétrolier. C’est donc pour les Européens la certitude que les années de faste sont terminées. Après avoir été multiplié par 5 en 1973-1974 (premier choc pétrolier) le prix du baril de pétrole est à nouveau multiplié par 2 l’année de la révolution iranienne. Les années de forte croissance sont bien finies. C’est l’occasion selon l’économiste Jean Fourastié de dresser un bilan des années de forte croissance que la France a connu de la fin de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945) et le début de ce qu’on appelle déjà « la crise », c’est-à-dire le passage d’une croissance régulière annuelle du Produit Intérieur Brut (PIB) de 6% à une croissance de 2% voire 1,5%. La société d’abondance semble terminée. Pour Jean Fourastié cette période d’approximativement trente ans a vu une véritable révolution, invisible et silencieuse, s’opérer autant dans les appareils productifs que dans la société. Comme en 1830 la France avait connu une révolution de 3 glorieuses journées, la France de 1945-1975 a connu une révolution de trente années : les « Trente glorieuses ». C’est Jean Fourastié qui invente le terme, il fait florès car il saisi en peu de mots toute une séries de puissantes mutations sociales et économiques. La formule dès lors s’est imposée et sert même à l’ensemble du monde. Comme pour la « Belle époque » (1896-1914) qui ne fut perçue comme telle qu’a posteriori (1919) il a bien fallu attendre la fin des « Trente glorieuses » pour se rendre compte de l’ampleur des transformations et de leur caractère positif. Car l’expression est posthume : les « Trente Glorieuses » sont bien finies quand parait le livre de Jean Fourastié qui leur donne un nom.
Dans quelles mesures cet extrait de l’analyse assez précoce (1979) de Jean Fourastié permet de saisir les enjeux des transformations sociales et économiques que la France a connu de la fin de la Seconde Guerre mondiale au milieu des années soixante-dix ?
2. A l’aide de vos connaissances et des éléments du texte vous présenterez le type de société que présente Jean Fourastié.
Le type de société présenté dans cet extrait du livre de Jean Fourastié Les « Trente Glorieuses » ou la révolution invisible. (Fayard, 1979) est la société de consommation. Elle naît avec la période de forte croissance qui va de la fin de la Seconde Guerre mondiale (1945) jusqu’au milieu des années soixante-dix. Quels en sont les caractères principaux ?
C’est d’abord une société de consommation de services. Même si les articles électroménagers ou les voitures furent des icônes de la société de consommation des « Trente Glorieuses » les Français accèdent d’abord à une qualité et une quantité de services inconnus d’eux auparavant. C’est l’enseignement qui s’impose : « […] en trente ans, les classes maternelles ont doublé, le second degré quadruplé […] » (Lignes 2 et 3). Les Français accèdent également à la médecine gratuite (Sécurité Sociale, 1946) : « […] Le nombre et l’efficacité des médecins se sont accrus […] » (Ligne 6). Mais c’est aussi une société de loisirs. « […] dans l’année normale de travail, on fait moins de semaines par an, moins de jours par semaine et d’heures par jour […] » (Lignes 7 et 8). Avec l’augmentation régulière depuis 1936 des congés payées les Français partent en vacances (Au soleil et au bord de la mer en général : c’est-à-dire quasiment toujours sur la côte méditerranéenne pour les classes moyennes !). Mais ces loisirs ne sont pas nécessairement des vacances : c’est le développement de la radio, puis de la télévision qui concurrence petit à petit le cinéma dont les Français font encore une consommation intensive dans les années soixante-dix.
Mais il reste vrai que la société de consommation est aussi et plus spectaculairement une société de consommation de biens marchands. Elle n’allait pas de soit. Depuis après Première Guerre mondiale les industriels français sont les adeptes du taylorisme (Organisation Scientifique du Travail, OST inventée par l’ingénieur américain Taylor) et du fordisme (Travail à la chaîne de montage généralisé dans les usines de Ford, industriel automobiliste américain). Jean Fourastié le note régulièrement dans cet extrait : « […] La France nourrissait mal 21 millions d’habitants au début du XVIIIe siècle, elle en nourrit très bien 53 millions aujourd’hui […] » (Lignes 21 et 22). La production de masse n’est donc pas venue d’un coup mais elle précède largement la société de consommation. Car les théories de Ford (Produire en série en accordant aux ouvriers des salaires plus élevés qu’ailleurs) n’ont été qu’en partie entendues. La société des années trente est une société de l’épargne et des restrictions. Les conditions de vie des classes paysannes et ouvrières restent très modestes. En revanche la période des « Trente Glorieuses » voit les classes populaires entrer dans la consommation de masse. « […] Le nombre des habitants du territoire et leur consommation par tête ont pu augmenter énormément […] » (Avant-dernière et dernière lignes du texte). Automobile et réfrigérateur dans les années cinquante, télévision (dans les années soixante-dix), les ménages ouvriers et paysans, les petites classes moyennes s’équipent. Le confort entre dans la vie quotidienne des Français pendant les « Trente Glorieuses ».
Cette société de consommation a induit des mutations professionnelles massives : les paysans sont devenus des exploitants agricoles (comme le prédisait Mendras dans La Fin des paysans, 1953) ainsi que Fourastié le note « […] Des hommes plus informés du réel et capables de transformer la nature […] » (Avant dernière ligne du texte). Mais ces hommes plus informés du réel font de moins en moins le travail de leurs ancêtres. Fourastié le note : cette production de masse pour une consommation de masse ce n’est plus la production d’hier comme ce n’est plus la consommation d’hier (« […] L’augmentation du volume de la consommation par tête engendre spontanément un changement de structure de consommation […] », lignes 16 et 17). Il a donc fallu se résoudre à un « […] changement de structure de la population active […] » (Lignes 18 et 19) : les urbains sont plus nombreux qu’avant et plus nombreux depuis les années cinquante que les ruraux. Et ces travailleurs citadins sont de plus en plus « […] des ingénieurs, des cadres […] » (Ligne 15) et on pourrait ajouter des employés. C’est-à-dire des travailleurs du secteur tertiaire (Secteurs des services).
La société décrite par Jean Fourastié est donc cette société de consommation qui a enfin profité de la production de masse : elle s’est urbanisée et tertiarisée.
3. A l’aide de vos connaissances et des éléments du texte identifiez les facteurs qui expliquent cette croissance des « Trente Glorieuses ».
La période qui va de la fin de la Seconde Guerre mondiale (mai et septembre 1945) au milieu des années soixante-dix (1974 est une année de récession le PIB a été négative deux trimestres consécutivement) a été marquée par une forte croissance : en moyenne le produit Intérieur brut (PIB) croit de + 6% par an. Les facteurs qui permettent de comprendre la croissance des « Trente Glorieuses » sont complexes et Jean Fourastié ne les présentent pas tous dans cet extrait.
C’est d’abord pour Jean Fourastié le progrès technique qui est responsable de cette forte croissance. « […] Le progrès des techniques de production permit d’accroître la production agricole, industrielle et tertiaire partout en Occident […] » (Lignes 9 et 10). En effet l’agriculture se mécanise, utilise des intrants chimiques (engrais, pesticides…) par exemple. Les machines industrielles (machines à commandes numériques des années soixante dix) suivent la même modernisation initiale. Dans le tertiaire le développement des services de communication, le traitement informatique des données (par ordinateurs à cartes perforées jusqu’aux années quatre-vingt) suivent la même logique de « progrès des techniques de production ». Les techniques de management importées des Etats-Unis permettent une gestion plus moderne d’une masse d’employés grandissante (« […] le progrès […] du savoir-agir ensemble, d’abord des entrepreneurs […] » lignes 14 et 15). La recherche fondamentale ensuite (« […] Ces progrès eux-mêmes ont pour source le progrès des sciences expérimentales, le progrès du savoir […] », ligne 15). La recherche&développement devient une branche stratégique des entreprises occidentales qui inventent les produits de demain (transistors, circuits intégrés, réseau Arpanet mis au point en 1968…). Pour Jean Fourastié le savoir est au cœur de la transformation économique et sociale qui a donné à l’Occident des « […] des hommes plus informés du réel et capables de transformer la nature […] » (Avant dernière ligne du texte).
Mais la croissance des « Trente Glorieuses » ne ressort pas seulement de dynamiques propres aux « Trente Glorieuses ». Le contexte d’après guerre a beaucoup aidé et d’abord les conséquences de la Seconde Guerre mondiale et la « Guerre Froide » (1947-1991). En effet le monde détruit légué par la seconde Guerre mondiale (1939-1947) a nécessité un effort de reconstruction massif et généralisé en Occident qui stimulé puissamment la croissance. En 1968 en France les destructions des habitations de la guerre (Plus de deux millions d’immeubles détruits entre 1940 et 1944) ne sont pas encore épongées et les bidonvilles sont encore visibles dans les banlieues des grandes agglomérations. La « Guerre Froide » a incité les Etats-Unis à donner à ses alliés une aide spectaculaire et soutenue dont le « plan Marshall » (European Recovery Program Act de 1947) d’un montant de 12 milliards de dollars de 1947 (Prêt à taux zéro jamais remboursé par l’Europe) constitue le pan le plus important. Ayant leur économie de guerre reconvertie en économie de paix (pour les Etats-Unis) et les destructions réparées sans frais (Etats européens) l’Occident a bénéficié d’une providentielle aide des Etats. Sérieux coup de canif au credo libéral. L’Etat-providence qui s’instaure partout en Occident (Rapport Beveridge en Grande Bretagne en 1942, grandes ordonnances de 1946 en France nationalisant de grandes entreprises industrielles et bancaires dont le constructeur automobile Renault ou instituant le Sécurité Sociale) offre aux Occidentaux des services de qualité : les dépenses épargnées sont affectées alors à la consommation des ménages (loisirs, éducation supérieure, équipement). Enfin l’Occident et plus particulièrement la France connaît une explosion démographique sans précédent depuis le XVIIIe siècle. C’est le « Baby Boom » commencée en France en 1942 et accru dès 1944. Ces nouveaux Français (Qui étaient 40 millions en 1940 sont 55 en 1980 et près de 65 en 2000) sont autant de consommateurs qu’il faut satisfaire et qui soutiennent la croissance de la production, donc les emplois de leurs parents.
Ainsi la croissance exceptionnelle des années des « Trente Glorieuses » résulte de mécaniques anciennes (Croissance du savoir et des techniques) mais aussi d’une vraie rupture car l’Etat-providence rompt avec deux siècles de credo libéral pur et dur en Occident. Il s’agit donc autant d’un phénomène mécanique que d’un choix de société.
4. A l’aide de vos connaissances et des éléments du texte vous présenterez les limites de la période de forte croissance des « Trente Glorieuses ».
On reste surpris près de 30 ans après la parution du livre de Jean Fourastié Les « Trente Glorieuses » ou la révolution invisible (1979) de voir que son analyse qui intervenait pourtant moins de cinq après la période de forte croissance était pertinente et fine. Particulièrement dans son analyse des limites de la croissance dont il donne un panorama considéré aujourd’hui encore comme assez exact.
Jean Fourastié dans cet extrait souligne déjà que la croissance des « Trente Glorieuses » portait en elle les germes de son affaiblissement. « […] La rareté relative des matières premières et de l’énergie […] » (Lignes 10 et 11) fait bien évidemment signe aux deux chocs pétroliers (1973-1974 et 1979) qui virent passer le prix du baril de pétrole de 5$ à 60$ en moins de cinq ans comme aux renchérissement continu du prix de toutes les matières premières (Café, cacao et uranium par exemple) encore visible au milieu des années soixante-dix. Il faudra attendre le début des années quatre-vingt pour voir les cours des matières premières agricoles et minières s’effondrer. La concurrence des Nouveaux Pays Industrialisés de la 1ère génération (NPIA-1) que sont la Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour (« […] l’industrialisation de certains pays du tiers-monde […] » ligne 11) encore peu visible dans les années soixante-dix est en revanche bien réelle et elle permettra autant les délocalisations qu’elle accentuera la « contrainte extérieure » (les consommateurs français à la recherche du meilleur produit au meilleur coût achètent des produits étrangers). Enfin la disparition du système de Bretton Woods (Conférence de Bretton Woods, 1944, et mise en place des institutions de régulations internationales dites de « Washington » comme le FMI ou la BIRD en 1945) semble pour Jean Fourastié un des facteurs explicatifs majeurs. En effet dès 1971 le président républicain des Etats-Unis Richard Nixon, prenant acte de l’émission excessive de dollars, suspend la convertibilité fixe du dollar en or, entraînant ainsi la fin du Système Monétaire International (SMI) caractérisé par un système de taux de changes fixes (1972). Dès lors les marchandises achetées à l’étranger peuvent voir leur valeur fluctuer en cours de transport au gré des fluctuations monétaires (« […] La désorganisation du commerce international […] » lignes 11 et 12). Renchérissant d’autant les frais d’assurance et par voie de conséquences le coût final des marchandises.
Mais cet extrait ne présente pas toutes les limites. Dans son œuvre Jean Fourastié s’attarde assez peu sur les « laissés pour compte » des « Trente Glorieuses ». Il y en a. Les femmes et les jeunes d’abord qui bénéficient sans nul doute des aspects quantitatifs de la croissance (Emplois pour les femmes, émergence d’une culture jeune qui hisse les moins de 25 ans au rang d’une véritable classe sociale qui sait entre 1967 et 1969 se faire entendre !). Mais les hiérarchies sociales sont encore rigides. Pierre Bourdieu dans Les Héritiers (1969) sait montrer combien la massification encours du système éducatif n’a pas aboli par l’égalité des chances ou la méritocratie les barrières sociales et de genre : les fils d’ouvriers sont ouvriers, les filles de la Bourgeoisie font des études de Lettres quand les garçons deviennent ingénieurs ou médecins. La situation des femmes en France est encore scandaleusement archaïque : la contraception est légalisée seulement en 1968 (Vente libre de la pilule contraceptive), l’avortement en 1974 (loi sur l’Interruption Volontaire de Grossesse, IVG, dite Loi Veil, en 1974), le Code Civil quasi inchangé depuis 1804 proclame encore dans les années soixante « l’autorité paternelle » sur la famille et le père est systématiquement le « chef de famille ». Les étrangers (En France les Maghrébins et d’abord les Algériens que les Accords d’Evian selon les demandes françaises de 1962 envoient régulièrement dans le Bâtiment et les Travaux Publics, BTP) sont aussi durement malmenés : les foyers ouvriers (Et ceux de la SONACOTRA) sont de véritables cour des miracles dans lesquels s’étale la misère économique et morale des ouvriers immigrés, dont la France a un besoin vital mais qu’elle affecte de ne pas voir. Avant d’affecter de ne pas en voir les enfants. Les limites de la société de consommation des « Trente Glorieuses » ne sont pas que sociales. Pour acheter la « paix sociale » en indexant les salaires sur l’inflation (mais aussi parce qu’il y a une tension continue sur les prix par les très forte demande des entrepreneurs comme des ménages) le taux d’inflation est très fort (entre 15% à 20% dans les années soixante et soixante dix). L’augmentation du prix de l’énergie vient d’ailleurs externaliser dès 1974 les causes de l’inflation. Or cette inflation forte et régulière entraîne des taux d’intérêts bancaires et interbancaires très élevés. Les entreprises empruntent donc peu. Leur appareil industriel vieilli doucement et devient obsolète. La hausse brutale du coût de l’énergie vient révéler dès le milieu des années soixante-dix le retard industriel des entrepreneurs européens, les Français ne faisant bien sûr pas exception à la règle.
Les limites de la croissance des « Trente Glorieuses » sont donc d’abord sociales et nationales (Il y a des laissés pour compte de la croissance), mais elles sont aussi économiques et internationales (Bouleversements géopolitiques majeurs marqués par la disparition de l’énergie pas chère et du système de Bretton Woods).
5. Conclusion.
L’œuvre de Jean Fourastié ne se limite évidemment pas à ce livre tardif. Mais Les « Trente Glorieuses »… entrent d’emblée dans la liste des ouvrages plus célèbres par leur titre que par leur contenu. En quelques mots Jean Fourastié vient de nommer un des moments les plus trépidants et les plus décisifs de l’histoire de l’Occident. Ainsi aux côtés de la « Renaissance », de la « Belle époque » ou du « rideau de fer » les « Trente Glorieuses » deviennent une expression consacrée qui se suffit à elle-même. Pourtant à lire l’ouvre on reste frappé par la pertinence des analyses comme par sa lucidité. Avant d’être une brillante trouvaille stylistique Les « Trente Glorieuses »… sont d’abord une œuvre-maître qui s’impose par sa puissance d’analyse.