HISTORIOGRAPHIE – 1984 – Robert DARNTON – Le grand massacre des chats, « L’apparence extérieure du sens. »

HISTORIOGRAPHIE

ÉPISTÉMOLOGIE DE L’HISTOIRE

Robert DARNTON, Le grand massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne France, 1984, Paris

« L’apparence extérieure du sens. »

« […] Introduction

[…] Cet aveu de non-systématisation n’implique pas que tout puisse être du domine de l’histoire des mentalités sous prétexte que tout peut passer pour de l’anthropologie. L’Anthropologie historique a une rigueur qui lui est propre, même si elle ressemble de façon suspecte à la littérature pour les sciences sociales « dures ». Elle part du principe que l’expression individuelle se situe au sein d’un langage général, que nous apprenons à classer nos sensations et à donner du sens aux choses en raisonnant à l’intérieur d’une structure qui nous est fournie par notre culture. L’historien devrait donc pouvoir découvrir la dimension sociale de la pensée et obtenir le sens des documents en les liant au monde de significations environnant, passant du texte au contexte et vice versa jusqu’à ce qu’il se soit frayé un chemin à travers un monde mental étranger.

                Cette sorte d’histoire appartient aux sciences interprétatives. Elle peut paraître trop littéraire pour être classée sous l’appellation contrôlée de « sciences » dans le monde anglophone, mais elle s’intègre aisément aux sciences humaines en France. Ce n’est pas un genre facile, et il est sûrement imparfait, mais il ne devrait pas être impossible à cerner. Français et Anglo-saxons, pédants ou paysans, tous sont soumis aux mêmes contraintes culturelles exactement comme ils utilisent les mêmes conventions de langage. Aussi les historiens devraient pouvoir déceler la façon dont les cultures modèlent les formes de pensée, même chez les plus grands penseurs. Un poète ou un philosophe ne peut jouer avec une langue que jusqu’à un certain point, celui de l’apparence extérieure du sens. Au-delà, la folie le guette – c’est le sort d’Hölderlin ou de Nietzsche. Mais, en-deçà, de grands hommes peuvent mesurer et déplacer les limites du sens. Ainsi, Diderot et Rousseau devraient trouver une place dans un livre sur les mentalités de la France du XVIIIe siècle. En les associant aux conteurs paysans et aux tueurs de chats plébéiens, j’ai abandonné la distinction entre culture savante et culture populaire. J’ai essayé aussi de montrer que les intellectuels et le commun des mortels font face au même genre de problèmes.

                Je sais qu’il est risqué de s’écarter des règles conventionnelles de l’Histoire. Certains objecteront qu’une telle évidence est justement trop imprécise pour que quelqu’un jour pénétrer dans l’esprit de paysans disparus il y a deux siècles. D’aucuns s’indigneront à la pensée qu’un massacre de chats puisse être interprété dans le même esprit que le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, ou même qu’il soit interprété tout simplement. D’autres me reprocheront d’avoir choisi arbitrairement quelques documents insolites comme points d’entrée à la pensée du XVIIIe siècle au lieu de procéder de façon systématique par le canal de textes classiques. Je crois qu’il existe des réponses valables à ces objections, mais je ne veux pas transformer une introduction en discours de la méthode. Je préfère inviter le lecteur à lire mon propre texte. Il se peut qu’il ne soit pas convaincu, mais j’espère qu’il appréciera ce voyage.  […] »

DARNTON (1984), pages 9 à 13.

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