MANUEL DE LITTÉRATURE – Le départ : voyage(s), exil, migration(s), Camara LAYE, « L’Enfant noir »

ANTHOLOGIE & MANUEL DE LITTÉRATURE

« Le départ: voyage(s), exil, migration(s) »

 

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Image du film de Laurent CHEVALLIER L’Enfant Noir.

Extrait de L’Enfant noir 1953, chapitre 9

« Le voyage vers Conakry »

« […] On me passa mes bagages par la fenêtre, et je les éparpillai autour de moi; ma sœur sans doute me fit une dernière recommandation aussi vaine que les précédentes; et chacun certainement eut une parole gentille, Fanta sûrement aussi, Sidafa aussi mais dans cet envolement de mains et d’écharpes qui salua le départ du train, je ne vis vraiment que mes frères qui couraient le long du quai, le long du train, en me criant adieu. Là où le quai finit, ma sœur et Fanta les rejoignirent. Je regardai mes frères agiter leur béret, ma sœur et Fanta agiter leur foulard, et puis soudain je les perdis de vue; je les perdis de vue bien avant que l’éloignement du train m’y eut contraint: mais c’est qu’une brume soudain les enveloppa, c’est que les larmes brouillèrent ma vue … Longtemps je demeurai dans mon coin de compartiment, comme prostré, mes bagages répandus autour de moi, avec cette dernière vision dans les yeux: mes jeunes frères, ma sœur, Fanta …

Vers midi, le train atteignit Dabola. J’avais finalement rangé mes bagages et je les avais comptés; et je commençais à reprendre un peu intérêt aux choses et aux gens. J’entendis parler le peul : Dabola est à l’entrée du pays peul. La grande plaine où j’avais vécu jusque-là, cette plaine si riche, si pauvre aussi, si avare parfois avec son sol brûlé, mais d’un visage si familier, si amical, cédait la place aux premières pentes du Fouta-Djallon.

Le train repartit vers Mamou, et bientôt les hautes falaises du massif apparurent. Elles barraient l’horizon, et le train partait à leur conquête; mais c’était une conquête très lente, presque désespérée, si lente et si désespérée qu’il arrivait que le train dépassât à peine le pas d’homme. Ce pays nouveau pour moi, trop nouveau pour moi, trop tourmenté, me déconcertait plus qu’il ne m’enchantait; sa beauté m’échappait.

J’arrivai à Mamou un peu avant la fin du jour. Comme le train ne repart de cette ville que le lendemain, les voyageurs passent la nuit où cela se trouve, à l’hôtel ou chez des amis. Un ancien apprenti de mon père, averti de mon passage, me donna l’hospitalité pour la nuit. Cet apprenti se montra on ne peut plus aimable en paroles ; en fait — mais peut-être ne se souvint-il pas de l’opposition des climats — il me logea dans une case juchée sur une colline, où j’eus tout loisir — plus de loisir que je n’en souhaitais ! — d’éprouver les nuits froides et l’air sec du Fouta-Djallon. La montagne décidément ne me disait rien !

Le lendemain, je repris le train, et un revirement se fit en moi ; était-ce l’accoutumance déjà ? Je ne sais, mais mon opinion sur la montagne se modifia brusquement et à telle enseigne que, de Mamou à Kindia, je ne quittai pas la fenêtre une seconde. Je regardais, et cette fois avec ravissement, se succéder cimes et précipices, torrents et chutes d’eau, pentes boisées et vallées profondes. L’eau jaillissait partout, donnait vie à tout. Le spectacle était admirable, un peu terrifiant aussi quand le train s’approchait par trop des précipices. Et parce que l’air était d’une extraordinaire pureté, tout se voyait dans le moindre détail. C’était une terre heureuse ou qui paraissait heureuse. D’innombrables troupeaux paissaient, et les bergers nous saluaient au passage.

A l’arrêt de Kindia, je cessai d’entendre parler le peul : on parlait le soussou, qui est le dialecte qu’on parle également à Conakry. Je prêtai l’oreille un moment, mais presque tout m’échappa, des paroles qu’on échangeait.

Nous descendions à présent vers la côte et vers Conakry, et le train roulait, roulait, autant il s’était essoufflé à escalader le massif, autant il le dévalait joyeusement. Mais le paysage n’était plus le même qu’entre Mamou et Kindia, le pittoresque n’était plus le même : c’était ici une terre moins mouvementée, moins âpre et déjà domestiquée, où de grandes étendues symétriquement plantées de bananiers et de palmiers se suivaient avec monotonie. La chaleur aussi était lourde, et toujours plus lourde à mesure que nous nous rapprochions des terres basses et de la côte, et qu’elle gagnait en humidité ; et l’air naturellement avait beaucoup perdu de sa transparence.

A la nuit tombée, la presqu’île de Conakry se découvrit, vivement illuminée. Je l’aperçus de loin comme une grande fleur claire posée sur les flots; sa tige la retenait au rivage. L’eau à l’entour luisait doucement, luisait comme le ciel ; mais le ciel n’a pas ce frémissement! Presque tout de suite, la fleur se mit à grandir, et l’eau recula, l’eau un moment encore se maintint des deux côtés de la tige, puis disparut. Nous nous rapprochions maintenant rapidement. Quand nous fûmes dans la lumière même de la presqu’île et au cœur de la fleur, le train s’arrêta.

Un homme de haute taille et qui imposait, vint au-devant de moi. Je ne l’avais jamais vu — ou, si je l’avais vu, c’était dans un âge trop tendre pour m’en souvenir —, mais à la manière dont il me dévisageait, je devinai qu’il était le frère de mon père.

— Êtes-vous mon oncle Mamadou, dis-je.

— Oui, dit-il, et toi, tu es mon neveu Laye. Je t’ai aussitôt reconnu tu es le vivant portrait de ta mère ! Vraiment, je n’aurais pas pu ne pas te reconnaître. Et, dis-moi comment va-t-elle, ta mère ? Et comment va ton père ? … Mais viens ! Nous aurons tout loisir de parler de cela. Ce qui compte pour l’instant, c’est que tu dînes et puis que tu te reposes. Alors suis-moi, et tu trouveras ton dîner prêt et ta chambre préparée.

Cette nuit fut la première que je passai dans une maison européenne. Était-ce le manque d’habitude, était-ce la chaleur humide de la ville ou la fatigue de deux journées de train, je dormis mal. C’était pourtant une maison très confortable que celle de mon oncle, et la chambre où je dormais était très suffisamment vaste, le lit assurément moelleux, plus moelleux qu’aucun de ceux sur lesquels je m’étais jusque-là étendu ; au surplus j’avais été très amicalement accueilli, accueilli comme un fils pourrait l’être ; il n’empêche je regrettais Kouroussa, je regrettais ma case ! Ma pensée demeurait toute tournée vers Kouroussa: je revoyais ma mère, mon père, je revoyais mes frères et mes sœurs, je revoyais mes amis. J’étais à Conakry et je n’étais pas tout à fait à Conakry. […] »

LAYE (Camara), L’Enfant noir, 1953, Paris, aux éditions Plon, réédition Press Pocket      n°1249, 221 pages, ISBN 2-266-02312-8, pages 165 et suivantes.

Notice biographique de Camara Laye

Né à Kouroussa, Haute-Guinée, le 01/01/1928

Nationalité guinéenne

Mort à Dakar, le 04 février 1980

Biographie :

Camara Laye est un écrivain guinéen d’expression française.

Après des études à l’école française, Camara Laye part à Conakry, la capitale, poursuivre sa scolarité. Titulaire d’un CAP de mécanicien, il tente, sans succès, de devenir ingénieur en France.

C’est alors que Camara Laye, qui traverse une période de désarroi, publie L’enfant noir, son premier roman, en 1953 et, un an plus tard, Le regard du roi.

En 1956, à l’époque où la Guinée s’apprête à devenir indépendante, il retourne à Conakry et, jusqu’en 1963, occupe des fonctions importantes au ministère de l’information, avant de s’exiler définitivement au Sénégal devant la dérive dictatoriale du régime d’Ahmed Sékou Touré qu’il dénoncera en 1966 dans Dramouss, son dernier roman.

Il est également l’auteur du Maître de la parole, un recueil de contes griots qui retracent la genèse du Mali.

Questions :

  1. Combien d’arrêts le narrateur fait-il ? Quels sont-ils ?
  2. Combien de temps a duré son voyage ?
  3. Quels sont ses impressions et ses sentiments à son arrivée à Conakry ? Est-il nostalgique ? Justifiez votre réponse
  4. Quels sont les membres de sa famille qu’il rencontre ? Quel rôle jouent-ils au cours de son voyage ?
  5. Est-ce un récit autobiographique ? Si oui montrez des éléments dans le texte qui le prouvent.

Crédits photographiques

Image de film : Google Images & http://www.africavivre.com/images/stories/flexicontent/l_l-enfant-noir-de-laurent-chevallier.jpg

Sélection des œuvres et étude critique © Ag Boula Lesli & Serushago Jonathan (2015)

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