« Sa tête montait comme la tour de Babel à l’assaut du ciel. »
« […] Ce fut le tour de Meka. Le grand Chef des Blancs se mit à vociférer devant lui. Selon qu’il ouvrait ou fermait les lèvres, sa mâchoire inférieure s’abaissait et se relevait, gonflant et dégonflant le dessous de son menton. Il prit une autre médaille dans le coffret et s’avança vers Meka en parlant. Meka eut le temps de constater qu’elle ne ressemblait pas à celle du Grec.
Le Chef des Blancs lui arrivait à l’épaule. Meka baissa les yeux sur lui au moment où il lui épinglait la médaille sur la poitrine. Meka sentait son souffle chaud à travers sa veste kaki. Le Chef des Blancs transpirait comme un lutteur. On eût dit que la pluie était tombée sur son dos. Une grande plaque humide s’étendait de ses épaules jusqu’à ses fesses.
Meka se demanda avec angoisse s’il allait lui coller son jabot humide sur chaque épaule comme il l’avait fait à M. Pipiniakis. Il respira quand le Chef des Blancs, après avoir accroché la médaille, recula de quelques pas et lui serra la main. Meka l’engloutit dans la sienne comme du coton mouillé.
Meka regarda de biais sa poitrine. La médaille était bien là, épinglée sur sa veste kaki. Il sourit, leva la tête et s’aperçut qu’il chantait en sourdine tandis que tout son visage battait la mesure. Son torse ondula malgré lui pendant que ses genoux fléchissaient et se détendaient comme un ressort. Il ne souffrait plus et n’entendit même pas ses os craquer. La chaleur, son besoin, la douleur qu’il avait aux pieds, tout avait disparu comme par enchantement. Il regarda encore la médaille. Il sentit que son cou grandissait. Oui, sa tête montait, montait comme la tour de Babel à l’assaut du ciel. Son front touchait les nuages. Ses longs bras se soulevaient imperceptiblement comme les ailes d’un oiseau prêt à s’envoler…[…]
Kelara (1), les yeux humides de joie, avait suivi la remise de médaille à son mari. Quand le Blanc serra la main de Meka, elle crut que son cœur s’arrêtait.
– Voilà quelqu’un ! disait-on autour d’elle. On ne peut pas dire qu’il y a de si grands hommes à Doum !
– Moi, je dis qu’on aurait mieux fait de l’habiller de médailles ! avait lancé une mauvaise langue. Cela aurait été un peu plus juste ! Il a bien perdu ses terres et ses fils (2) pour ça…
C’était la fausse note qui avait douché l’enthousiasme de Kelara. Elle comprit que sa douleur était encore vivace et que rien ne la consolerait de la perte de ses deux fils. Elle dénoua son foulard et se l’enfonça dans la bouche pour ne pas crier. […]
Puis elle se jucha sur ses orteils pour regarder dans la cour où s’achevait le défilé. Elle vit son mari, le crâne luisant au soleil, sourire bêtement au Chef des Blancs. Elle ne sut ce qui se passa en elle. Meka lui apparut comme quelqu’un qu’elle n’avait encore jamais vu. Était-ce bien son mari qui souriait là-bas. […] L’homme qui riait là-bas ne lui était rien. Elle eut peur d’elle et se frotta les yeux pour regarder encore Meka. Les commissures de ses lèvres s’abaissèrent en une moue méprisante. […]
– Quelle femme, quelle mère est plus malheureuse que moi ! J’avais cru épouser un homme, un costaud… Mon Dieu ! pourquoi ai-je épousé un derrière plein de m… ! Mes enfants, mes pauvres enfants, on vous a vendus comme Judas a vendu le Seigneur… Lui au moins il l’avait fait pour des sous… […] »
(1) Épouse de Meka.
(2) Les deux fils de Meka et Kelara sont morts pendant la Seconde Guerre mondiale. Sans descendance Meka a donné ses terres à l’Église.
OYONO (Ferdinand), Le vieux nègre et la médaille. , Paris, 1956, aux éditions Julliard, réédition dans la collection « Domaine français », collection créée par Jean-Claude ZYLBERSTEIN aux éditions 10/18, 187 pages, extrait des pages 102 et 103 et 105 et sq. ISBN 978-2-264-03834-0