ANTHOLOGIE – 1982, Emmanuel DONGALA, Jazz et vin de palme. « Portrait d’Augustine Amaya. »

« Portrait d’Augustine Amaya. »

 « […]

– Comme il est déjà midi, revenez cet après-midi à quatorze heures.

− Mais…

Il claqua la porte du guichet.

Amaya hésita alors sur ce qu’il fallait faire. Repartir jusqu’à Moungali prendrait trop de temps, et puis ce serait dépenser de l’argent inutilement ; il fallait donc attendre. Elle sortit et se promena le long du débarcadère. Les vedettes arrivaient, accostaient, débarquaient des commerçantes qui criaient, hurlaient, se disputaient avec les douaniers. Ces derniers, maîtres absolus des lieux, empoignaient les commerçantes, les rudoyaient, aboyaient des ordres, n’hésitant pas à lever la chicotte quand elles ne s’exécutaient pas assez vite à leur gré ; ou alors, ils confisquaient les marchandises qu’ils ne rendaient que contre gratification. Mais ces femmes ne trouvaient rien d’anormal à ces bastonnades, à ces injures et outrages que les douaniers leur faisaient subir, car, depuis leur naissance, toutes les autorités, coloniales ou post-coloniales, rénovatrices ou rédemptrices, réactionnaires ou révolutionnaires, adeptes du socialisme bantou ou du socialisme scientifique marxiste-léniniste, toutes les avaient toujours traitées avec le même mépris ; et se figurer un monde où les citoyens et citoyennes seraient traités avec un peu plus de dignité, de compassion et de compréhension était au-delà de leur imagination la plus folle. Et elles étaient là tous les jours, bousculées, étouffant sous le soleil, redoublant de vigilance chaque fois qu’un douanier ou autre personnage louche s’approchait trop de leurs marchandises.

Amaya aussi gagnait sa vie à ce petit commerce. Profitant de la baisse du zaïre au marché noir, elle allait acheter quelques petites choses à Kinshasa, du beurre, de l’huile, du savon, de la farine – pour en citer quelques unes – qu’elle allait vendre au détail à Brazzaville le soir dans son quartier, à la lumière d’une chandelle faite d’un torchon de linge trempé dans du pétrole lampant. La journée, elle vendait au marché de la Gare où elle faisait ses meilleures affaires ; on les avait chassées de là à coup de bottes militaires ou de pelles, de bulldozer, le jour où le président de la république avait décidé de placer le marché sur son itinéraire journalier ; sa sécurité primait le gagne-pain quotidien du petit peuple. Elle ne faisait pas beaucoup de bénéfice mais assez quand même pour nourrir les six gosses qui lui restaient sur les huit que lui avait faits son ex-mari ; l’un était mort de paludisme à dix mois ; l’autre, jeune pionnière de onze ans, avait été écrasée par un char lors du défilé annuel célébrant la révolution. Après treize ans de mariage, son mari l’avait abandonné pour convoler en injustes noces avec une femme plus jeune, plus instruite, plus digne qu’elle d’un homme qui venait d’accéder à des hautes responsabilités politiques et syndicales après avoir végété pendant quinze ans comme petit planton. Elle s’était retrouvée toute seule à louer une maison avec six gosses sur les bras. Ne sachant ni lire ni écrire, ayant assez de dignité pour ne pas sombrer dans la prostitution si fréquente ces jours-ci, elle avait été assez courageuse pour se lancer dans ce petit commerce de détail avec très peu de ressources. Son ancien mari, devenu membre du parti unique d’avant-garde, était désormais intouchable ; il n’était donc pas question de lui faire un procès pour obtenir une pension alimentaire quelconque ; d’ailleurs, elle n’était pas assez instruite pour savoir que cela existait. La société phallocrate n’a-t-elle pas toujours été ainsi ? Les hommes prenaient les femmes et les abandonnaient à leur gré ; un mari pouvait avoir plusieurs maîtresses, la société n’y trouvait rien à redire tandis que la femme était clouée au pilori, chassée du domicile matrimonial, n’eût-elle eu qu’un amant accidentel. […] »

 DONGALA (Emmanuel), Jazz et vin de palme. Nouvelles. , 1982, Paris, aux éditions Hatier, réédition aux éditions du Serpent à plumes, collection « Motifs », Motifs n°39, (1996), 206 pages, nouvelle intitulée « Une journée dans la vie d’Augustine Amaya. », pages 53 et suivantes.

ISBN 2-84261-003-2

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