ZOOM SUR … Le Tiers-Monde, un projet géopolitique en construction.

COLONISATION, DÉCOLONISATION, AFFIRMATION DU TIERS – MONDE & ÉMERGENCE D’UN MONDE MULTIPOLAIRE

 I. LA COLONISATION ET SA FAILLITE MORALE.

             La colonisation est (avec le nationalisme et son corollaire la construction des Etats Nations d’Europe) le phénomène géopolitique majeur du XIXe siècle. 

            Ses causes sont multiples : exploration (dans la lignée des grandes découvertes du XVIe siècle), évangélisation, lutte contre l’esclavage, règlement de la question sociale des prolétaires européens. Mais la cause majeure reste l’industrialisation et la compétition entre Etats qui en résulte. L’industrialisation donne des moyens d’agir (armes, flottes de guerre…), mais des contraintes aussi (Recherche de débouchés et de matières premières. Les Etats européens se lancent alors à la conquête du monde commencée largement cependant au XVIIIe siècle.

            Les modalités d’action sont diverses également : missions de scientifiques, accords de protectorats (Maroc, Tunisie), conquête (Indochine, Algérie, Sahel), sujétion économique (Chine, Philippines). Mais c’est la violence qui domine. Derrière les missionnaires, les explorateurs et les hommes d’affaires les colonnes militaires suivent de près et conquièrent ou pacifient. L’exemple emblématique de cette violence de la conquête peut-être la colonne Voulet-Chanoine au Niger dont les exactions scandalisèrent les colonisateurs eux-mêmes. Mais la colonisation ne fut possible qu’avec la complicité assez rapide sinon immédiate des élites autochtones qui se rallièrent pour conserver leur pouvoir aux nouveaux maîtres, trop heureux de trouver à bon compte de solides relais pour leur administration.

            Les conséquences furent lourdes : les résistances furent matées et se diffusa au sein des populations conquises une acculturation inégale mais toujours marquée par un sentiment d’infériorité vis-à-vis des peuples colonisateurs qui perdure parfois encore. L’exploitation des peuples et territoires au profit de la puissance tutélaire devint la norme : c’est ce qu’on appelle le système colonial.

             Une fois installée la colonisation exploite les peuples et les terres : cette exploitation porte un nom, c’est le système colonial.

            Le système colonial connu bien des variantes, toutes cependant marquées par la domination brutale des peuples dépendants. Tous les systèmes ne furent pas aussi cruels que la colonisation portugaise (Mozambique, Angola) qui vendait ses populations aux diamantaires sud africains ou la colonisation belge (Congo-Léopoldville, Rwanda et Burundi après 1919) qui mutilait les réfractaires et imposait un couvre feu permanent. Mais le système colonial fut toujours un Etat d’exception où les populations colonisées étaient maintenues dans une minorité juridique infamante et une subordination économique.

            L’exploitation des hommes et des terres pu s’accompagner de tentatives de scolarisation (des élites) et de formation (par l’armée souvent) de certaines franges, elle n’en resta pas moins la dominante. A tel point qu’on peut se demander si le terme de colonisation reste pertinent tant parfois les infrastructures furent quasi inexistantes (Niger, Tchad). Le système du travail forcé (En vigueur légalement jusqu’en 1946) entraîna des exodes de populations, des migrations forcées. Les conditions de travail épouvantables parfois (Chemin de fer Congo-Océan) et dénoncées par les intellectuels métropolitains (Gide, Albert Londres), souvent dures (cultures du coton au mali, du Sisal au Sénégal) sont une autre forme de violences coloniales.

            A ce titre il n’est pas étonnant que les résistances au système colonial furent permanentes. Révoltes armées (Guerre de Kaocen au Niger, 1917), guerres généralisées (Guerre du Riff au Maroc, 1930), grèves (Sénégal entre deux guerres) et mutineries (Thiès, 1927) se succèdent. Après la Première Guerre mondiale (1914-1919) l’opposition au système colonial utilise les armes de l’Occident (Négritude de Senghor, Césaire et Damas) et rencontre une audience de plus en plus forte en Europe (Parti Communiste Français). Des formes nouvelles de résistances sont inventées (Résistance passive de Gandhi en Afrique du Sud et en Inde). Les tentatives d’humanisation de la colonisation (Pacte colonial d’Albert Sarrault) sont balayées par la crise économique (1929). La Seconde Guerre mondiale (1939-1945) montre la dépendance en armes et en matières premières des métropoles à l’égard des colonies et accélère la marche vers les indépendances parfois promises pendant la guerre même (Quit India, 1942).

II. LE TIERS-MONDE, NAISSANCE, HÉSITATIONS ET AFFIRMATION D’UN TROISIÈME MONDE.

             Au cours des années soixante l’essentiel du processus de décolonisation est achevé. Exceptée l’Afrique australe aux mains de régimes racistes d’apartheid (Afrique du Sud, Rhodésie, Nyassaland – Malawi) les colonies sont devenues des Etats indépendants.

             Le terme de Tiers – Monde est créé par Alfred Sauvy (L’Observateur, 1952) mais c’est Bandoeng (Conférence afro-asiatique, Indonésie, 1955) qui lui donne sa concrétisation politique. Les conférences du Mouvement des Non Alignés (MNA) se succèdent (Belgrade, La Havane, Alger) sans permettre l’émergence d’une troisième force. Instrumentalisées par la Guerre Froide les décolonisations ont souvent donné naissance à des Etats inféodés à l’un ou l’autre des deux « supers grands ». Mais le mythe d’un tiers monde uni survit grâce à la relative prospérité des Etats du Sud. Ceux-ci vivent bien grâce au renchérissement graduel du prix des matières premières agricoles vivrières d’exportation (Café et cacao), des cultures non-vivrières dont la production est dopée par l’existence au Nord d’une société de consommation (Coton, hévéas) et au renchérissement plus heurté des prix des hydrocarbures (1973-1974, 1979). La plupart des Etats sont fortement insérés dans la Division Internationale du Travail (DIT) et vivent de la rente. Rares sont ceux qui choisissent alors la voie de l’industrialisation (NPI et NPIA-1).

             Le retournement assez brutal des termes de l’échange (1980-1990) met fin à cette euphorie. Le prix des matières premières agricoles (Cacao) et minières (Uranium) s’effondrent tandis que les prix des produits manufacturés augmentent sous l’effet de la hausse des prix du pétrole. Les Etats du Sud ont donc de moins en moins de ressources tandis que leurs importations coûtent de plus en plus chères. Aucune solidarité Sud-Sud ne se met en place, pas même des pays pétroliers qui profitent de la manne sans soucis des dégâts que les chocs causent au Sud. Les tentatives faites pour s’opposer au marché (Guerre du cacao en Côte d’Ivoire) se soldent par une exacerbation de la concurrence Sud – Sud (cacao malaysien) et la ruine des pays producteurs. L’échec apparent du Tiers-Monde n’est cependant pas seulement le fait du contexte ou de la conjoncture. Les Etats du Sud avant d’être du Sud se sont comportés comme des Etats, « monstres froids » dépositaires du « monopole de la violence légale » et tous entiers occupés à accroître leur puissance. Si des guerres Sud-Sud sont des champs de bataille de la Guerre Froide (Ethiopie-Somalie, déstabilisation de l’Angola) d’autres, et la plupart, n’on rien à y voir (Biafra, guerre ougando-tanzanienne…). Doit-on en conclure que le Tiers-Monde est un échec ?

             Il est sans doute trop tôt pour faire un bilan définitif 55 ans après Bandoeng. Mais il n’est pas trop tôt pour nuancer les analyses pessimistes. Si le Tiers-Monde n’est pas un bloc uni des solidarités continentales (UA, ASEAN, MERCOSUR…) sont établies. Des solidarités intercontinentales (IBAS) s’ébauchent. Des puissances régionales (Inde, Chine, Brésil, Venezuela, Afrique du Sud, Iran, Turquie) émergent et portent un projet tiers-mondiste (Révolution bolivarienne). Leur puissance économique (croissance supérieure à la croissance mondiale, vastes marchés intérieurs) et technologique (Programme spatial chinois, programme nucléaire iranien) leur assure une marge de manœuvre que le Sud n’avait pas à sa naissance. Ces puissances nouvelles du Sud apparaissent comme de nouveaux éléments géopolitiques d’un monde multipolaire. La plupart ont gardé l’idéologie tiers-mondiste qui guide leurs partenariats économiques (Programme de médicaments génériques Brésil-Mozambique). Le Sud n’a donc ni renoncé ni échoué à être un troisième bloc. Mais il a renoncé à chercher une voie originale de développement : car la majorité des puissances du Sud sont aujourd’hui fortement insérées dans la mondialisation la plus libérale.

             Le Tiers-Monde n’a donc pas échoué : il s’est adapté aux mutations globales du monde contemporain.

 III. LA DÉMOCRATIE EN AFRIQUE : MYTHES, RÉALITÉS, DÉFIS.

             Le cinquantenaire des indépendances de près d’une vingtaine d’Etats africains a entrainé dans les médias et les classes politiques nationales un concert assez peu sincère et souvent orienté de cris désespérés : les Etats africains n’ont rien fait de leurs indépendances et pas même la mise en place de régimes démocratiques. Finalement les populations noires sont condamnées à n’accoucher que d’Haïti plus ou moins flagrants. Les analystes les plus mal intentionnés pointant même une pseudo-différence entre les anciennes colonies anglophones et francophones, les premières apparemment semblant être plus dynamiques et démocratiques que les secondes. Qu’en est-il de la démocratie en Afrique ? Et plus particulièrement en Afrique francophone ?

             Les exemples médiatiques les plus bruyants sont effectivement ceux d’échecs de la démocratie (Côte d’Ivoire). Mais c’est parce que les réussites par nature sont silencieuses. Le Sénégal, le Mali, Le Bénin, le Ghana, le Nigéria pour ne prendre que l’exemple de l’Afrique de l’Ouest (On pourrait y ajouter l’Afrique du Sud, la Namibie, le Botswana en Afrique australe) sont des démocraties établies. La Guinée-Conakry, le Libéria et la Sierra Leone particulièrement éprouvés par les dictatures clownesques sont en transition démocratique. Le Niger par exemple est une démocratie depuis 1993 et sans interruption depuis 1999 soit 12 ans de régimes démocratique, fut-ce au prix d’un coup d’Etat militaire destiné à garantir la démocratie menacée ! Contrairement aux idées reçues, et même si elle reste fragile, la démocratie est le régime politique de la majorité des Etats de l’Afrique de l’Ouest. Sans parler de l’Afrique du Nord qui vient de montrer combien le désir de démocratie était fort. Les Etats anglophones sont-ils plus accessibles au processus démocratique que les colonies anglophones ? Les outrances passées (Idi Amin Dada en Ouganda) sont en partie terminées. Mais les exemples spectaculaires du Ghana et de l’Afrique du Sud cachent des dictatures silencieuses : Soudan, Kenya, Ouganda, Zimbabwe restent des régimes dictatoriaux. Dans aucun de ces Etats il n’y a eu d’élection libre. Et en Ouganda il n’y en pas eu depuis près d’un demi-siècle ! Il n’e reste pas moins vrai que l’Afrique reste le continent des dictatures tandis que bon an mal an les autres continents s’en sont débarrassés (Amérique) ou sont en train de le faire (Asie). Le Tchad, le Cameroun, le Gabon, les deux Congo, la Centrafrique, l’Angola et le Rwanda restent des régimes qui s’affichent sans complexe comme des régimes autoritaires et dictatoriaux. Pourquoi cette fragilité des pouvoirs civils et des démocraties en Afrique ? Pour ceux qui stipendient sans cesse l’Occident la cause première est la colonisation. Etat d’exception dominé par des militaires assignés aux tâches sociales (Santé, scolarité, sécurité) la colonisation a légué un habitus politique délétère faisant des régimes autoritaires et militaires la norme et non l’anomalie. Pour ceux qui (Africains et Européens) s’accommodent ou souhaitent des régimes dictatoriaux en Afrique les mécanismes propres des sociétés africaines sont incompatibles avec la vie démocratique. Fonctionnant sur un groupe villageois restreint la société africaine est un régime de prise de décision quasi direct reposant sur le consensus (plus ou moins sincère). La recherche impérative du consensus étant bien évidemment incompatible avec la démocratie qui présuppose au contraire l’affrontement et l’opposition et même la permanence des oppositions. Pour d’autres, souhaitant dédouaner les classes politiques africaines de toute responsabilité, la conjoncture (Guerre Froide, Crise des années 1980 et 1990) limitant voire interdisant les marges de manœuvres les Etats africains étaient en réalité le jouet des anciennes puissances coloniales.

 Ces arguments sont plus ou moins recevables. Indiscutablement le legs colonial pèse lourd dans le développement des régimes politiques africains. Mais les sociétés africaines ne sont ni monolithiques ni immuables : elles connaissent les mêmes mutations que le reste du monde et sont sensibles au respect des droits humains. Quant à la contrainte extérieure elle a pesé assez inégalement entraînant la démocratisation de certains Etats (Sénégal, Niger) autant que l’enracinement dans la dictature d’autres (Tchad). Cette contrainte extérieure n’est d’ailleurs pas toujours occidentale des Etats africains déstabilisant d’autres Etats africains (Congo-Kinshasa). C’est oublier aussi que si l’Afrique fut le champ de bataille de la Guerre Froide il reste difficile de savoir qui instrumentalisa qui : nombreux furent les potentats africains à changer régulièrement de camps pour rester au pouvoir ! Les prises de position récentes de l’UA et de la CEDEAO montrent que la démocratie devient en tous cas la seule norme reconnue à l’échelon des relations internationales en Afrique.

© Erwan BERTHO (révision février 2017, juillet 2017)

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