ANTHOLOGIE – 1980, Abdoulaye MAMANI, Sarraounia ou le drame de la reine magicienne. « Ce coeur de granit durci par l’épreuve et par l’orgueil. »

« Ce cœur de granit durci par l’épreuve et l’orgueil. »

 « […] Que resterait-il des gestes, des exploits et des faits s’il n’y avait le griot à la mémoire profonde et au verbe percutant pour les chanter et les perpétuer dans le temps ? Oui, que restera-t-il des actions des hommes quand les acteurs seront anéantis et leurs corps réduits en poussière ? 

L’obscur oubli au goût de cendre…

Oui, enfin, qu’adviendrait-il du « faire » s’il n’existait le « dire » ? Quelle que fut la gloire des gestes, elle ne survivrait pas au temps sans l’obstination têtue des griots et chanteurs qui savent l’immortaliser et la colporter à travers les âges.

Penché sur sa viole, Gogué a une conscience diffuse du drame qui se prépare. Les nouvelles d’une invasion imminente se précisent. L’amant-griot vit un des grands moments de son existence. On dit que les grands rois font les grands griots, mais ce sont les grands griots qui rendent les rois célèbres en vantant leurs exploits et en transmettant de génération en génération leurs glorieux souvenirs. Ils maintiennent toujours présents dans la mémoire des hommes ce qu’ils furent et ce que firent leurs maîtres. Ils mènent une lutte inlassable contre l’oubli, car la mémoire des hommes est courte. Oui, qui se souviendrait des actions surhumaines, des grands faits d’armes, du courage et de la bravoure de Soundiata Keita, l’assembleur des peuples, sans le talent de Diéli Diakouma son griot et son fidèle compagnon ? Qu’en resterait-il, de l’épopée héroïque du vainqueur de Sosso si les griots n’avaient pas suivi pas à pas le lion du Mandingue au plus fort des luttes épiques qu’il livra dans tout le pays du Fleuve ? […] Rien ! Rien que la cendre morte et froide après le passage du feu de brousse.

Gogué était un modeste griot comme les autres petits griots de son rang. Il gagnait petitement sa vie en vantant les richesses de quelques dioulas assez téméraires pour aller jusqu’au pays des grandes eaux chercher fortune […] Il allait de village en village vendant son art et sa poésie pour subvenir à ses besoins somme toute modestes, manger à sa faim, se vêtir décemment et surtout boire à satiété le dolo exquis de sorgho rouge qui stimule l’audace et égaie le cœur. Rompant avec la tradition familiale […] il entreprit de sillonner toute la région et les régions voisines apportant aux hommes et aux femmes le plaisir des oreilles. […] Gogué avait l’art de faire délier bourse aux hommes les plus cupides et les plus avares du pays. Fin psychologue et tenace dans la flatterie, il savait quand et où éveiller l’orgueil et la sensibilité. […] Son répertoire de louanges sur les belles et généreuses femmes était inépuisable. A chacune, il tenait le langage qu’il fallait – ce langage mielleux et doux – qui ronronne au fond des oreilles crédules. Aux jeunes filles – papayes mûres non éclatées – il leur parlait de grand mariage et de beau garçon fort et riche ; le rêve de toutes les filles, qu’elles soient pauvres ou riches, belles ou laides et à quelque caste qu’elles appartiennent. Aux tendres épouses, il vantait la sublime vertu de leur mari et indicible bonheur au sein d’une nombreuse et joyeuse famille. Quant aux courtisanes… Ah les courtisanes ! Ces voluptueuses femmes, veuves inconsolées ou célibataires endurcies… C’est avec les courtisanes qu’éclate toute la richesse de sa poésie, toute sa verve colorée et d’une intarissable truculence. C’était une délectation d’écouter Gogué chanter les charmes et les insondables possibilités de ces grandes dames couvertes de bijoux qui font la fortune de tous les griots avisés.

Gogué était de toutes les fêtes, de tous les mariages et de toutes les réjouissances où coulait à flot le dolo et où mêmes de rudes et austères artisans, transportés par l’ambiance, déliaient sans peine leur bourse de cauris et gaspillaient sans remord pour les yeux d’une femme ou l’honneur de leur métier une partie de leurs biens durement acquis. Sa rencontre avec la Sarraounia mit fin à sa vie de troubadour. […]

Jamais de mémoire d’homme, on ne vit cette femme infernale se laisser aller aux faiblesses puériles d’autres mortels. Blessée physiquement au combat ou moralement dépitée par quelques échecs, souvent outragée par ses ennemis, bassement calomniée par les jaloux, elle a toujours gardé les yeux secs et l’insulte à la bouche.

Gogué réussit à ébranler ce cœur de granit durci par l’épreuve et l’orgueil. […] Toujours est-il que depuis ce jour, Gogué n’a plus quitté Lougou et sa reine fabuleuse. […] »

 MAMANI (Abdoulaye), Sarraounia. Le drame de la reine magicienne. , 1980, Paris, aux éditions de L’Harmattan (réédition en 2000), 153 pages, Chapitre XIX, pages 109 et sq.

ISBN 978-2-8580-2156-7

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