ANTHOLOGIE – 1961, Franz FANON Les Damnés de la Terre. « S’enfoncer l’âme en paix dans la voie horrible. »

« S’enfoncer l’âme en paix dans la voie horrible. »

 « […] Que le combat anticolonialiste ne s’inscrive pas d’emblée dans une perspective nationaliste, c’est bien ce que l’histoire nous apprend. […] Or, l’impréparation des élites, l’absence de liaison organique entre elles et les masses, leur paresse et, disons-le, la lâcheté au moment décisif de la lutte vont être à l’origine de mésaventures tragiques. […]

La faiblesse classique, quasi congénitale de la conscience nationale des pays sous-développés n’est pas seulement la conséquence de la mutilation de l’homme colonisé par le régime colonial. Elle est aussi le résultat de la paresse de la bourgeoisie nationale, de son indigence, de la formation profondément cosmopolite de son esprit.

La bourgeoisie nationale qui prend le pouvoir à la fin du régime colonial est une bourgeoisie sous développée. Sa puissance économique est presque nulle et, en tout cas, sans commune mesure avec celle de la bourgeoisie métropolitaine à laquelle elle entend se substituer. Dans son narcissisme volontariste, la bourgeoisie nationale s’est facilement convaincue qu’elle pouvait avantageusement remplacer la bourgeoisie métropolitaine. Mais l’indépendance qui la met littéralement au pied du mur va déclencher chez elle des réactions catastrophiques et l’obliger à lancer des appels angoissés en direction de l’ancienne métropole. Les cadres universitaires et commerçants qui constituent la fraction la plus éclairée du nouvel État se caractérisent en effet par leur petit nombre, leur concentration dans la capitale, le type de leurs activités : négoce, exploitations agricoles, professions libérales. Au sein de cette bourgeoisie nationale on ne trouve ni industriels ni financiers. La bourgeoisie nationale des pays sous-développés n’est pas orientée vers la production, l’invention, la construction, le travail. Elle est toute entière canalisée vers des activités de type intermédiaire. Être dans le circuit, dans la combine, telle semble être sa vocation profonde. La bourgeoisie nationale a une psychologie d’hommes d’affaires, non de capitaines d’industrie. Et il est bien vrai que la rapacité des colons et le système d’embargo installé par le colonialisme ne lui ont guère laissé le choix.

Dans un pays sous-développé une bourgeoisie nationale authentique doit se faire un devoir impérieux de trahir la vocation à laquelle elle était destinée, de se mettre à l’école du peuple, c’est-à-dire de mettre à la disposition du peuple le capital intellectuel et technique qu’elle a arraché lors de son passage dans les universités coloniales. Nous verrons malheureusement que, assez souvent, la bourgeoisie nationale se détourne de cette voie héroïque et positive, féconde et juste, pour s’enfoncer, l’âme en paix, dans la voie horrible, parce qu’antinationale, d’une bourgeoisie classique, d’une bourgeoisie bourgeoise, platement, bêtement, cyniquement bourgeoise.

[…]

Pourtant, la bourgeoisie nationale ne cesse d’exiger la nationalisation de l’économie et des secteurs commerciaux. C’est que, pour elle, nationaliser ne signifie pas mettre la totalité de l’économie au service de la nation, décider de satisfaire tous les besoins de la nation. Pour elle nationaliser ne signifie pas ordonner l’État en fonction des rapports sociaux nouveaux dont on décide de faciliter l’éclosion. Nationalisation pour elle signifie très exactement transfert aux autochtones des passe-droits de la période coloniale. […]

Elle estime, pour la dignité du pays et sa propre sauvegarde, devoir occuper tous ces postes. […] »

 FANON (Franz), Les Damnés de la Terre. , 1961, 1968, Paris, édition originale François MASPÉRO, réédition La Découverte / Poche et Syros, 2002, 311 pages, préface originale de Jean-Paul SARTRE, préface d’Alice CHERKI et postface de Mohammed HARBI (2002), Chapitre III « Les mésaventures de la conscience nationale », pages 146 et suivantes.

ISBN 978-2-7071-4281-8

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