FICHES DE LECTURE – Scholastique MUKASONGA, « Notre-Dame du Nil. », (2012)

BIBLIOTHÈQUE – FICHES DE LECTURE

Scholastique MUKASONGA, Notre-Dame du Nil, 2008, Paris, Prix Renaudot 2012

« Apaiser les vivants et sanctifier les morts. »

FICHE TECHNIQUE

MUKASONGA (Scholastique), Notre-Dame du Nil, 2012, Paris, aux éditions Gallimard, collection « Continent Noir », collection dirigée par Jean-Noël SCHIFANO, 176 pages, ISBN 978-2-0707-7725-9, Prix Renaudot 2012, Prix Ahmadou Kourouma 2012, Prix Océan France Ô. 

L’AUTEUR

Scholastique MUKASONGA est l’écrivaine de la douceur et de la tendresse. Douceur de la vie rurale qu’elle chante à chaque roman, douceur de la vie familiale, de l’amour maternel, tendresse des amitiés adolescentes et des relations au sein des fratries. Sans doute l’expérience de la discrimination (1973) et de l’exil au Burundi, la perte de près de 30 membres de sa famille dans le génocide rwandais (1994) dont sa mère, son éloignement en France (1992), ne sont pas étrangers à cette nostalgie tendre qui revient à chaque roman. L’écriture facile, proche de ton et de thèmes de ceux de Fatou DIOME, déconcerte pour une écrivaine primée à chaque parution : après Inyenzi ou les cafards (2006), La femme aux pieds nus (2008, Prix Seligmann), L’Igouifo. Nouvelles rwandaises (2010, Prix Renaissances de la Nouvelle, Prix Bourdarie de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer), Notre-Dame du Nil (2012, Prix Renaudot, Prix Ahmadou Kourouma), Scholastique MUKASONGA a fait paraître (2014) Ce que murmurent les collines (Paris, Gallimard, collection « Continent noir »).

ÉCRITURES DE L’AFRIQUE : ENTRE ÉCRITURE FRANÇAISE ET ÉCRITURE D’EXPRESSION FRANCOPHONE ?

Des consœurs à l’écriture plus ambitieuse et aux trames narratives plus novatrices comme Leonora MIANO (Contours du jour qui vient, 2006 Prix Goncourt des Lycéens, Tels des astres éteints, 2008, La saison de l’ombre, 2013, Prix Femina) ou Marie N’DIAYE (Rosie Carpe, 2001 Prix Femina, Trois femmes puissantes, 2009, Prix Goncourt) complètent une écriture française et d’expression francophone de plus en plus étoffée et dans laquelle les femmes se taillent la part du lion.

LE LIVRE

Aux sources du Nil, au sommet de la crête Congo-Nil qui sépare bassin du Congo et bassin du Nil, la statue de la vierge noire Notre-Dame du Nil, « c’est Isis, elle est revenue », inaugurée par le vicaire général et trônant depuis sur son socle de béton et sous un dais de tôle ondulée, comme il se doit, accueille tous les ans le pèlerinage chahuteur et rieur des lycéennes de « Notre-Dame du Nil », le lycée catholique de l’aristocratie rwandaise au sortir de l’indépendance.

Dans un pays jeune et déjà traversé par les haines entre tutsis et hutus, le lycée devient lors d’une année scolaire, le microcosme de la société rwandaise. Ainsi pourrait-on résumer et même terminer le roman si l’inquiétant personnage de Monsieur de Fontenaille ne tournait autour des jeunes lycéennes…

Réduire le roman de Scholastique MUKASONGA à une fiction romanesque mettant en scène, dans le huis-clos relatif d’une communauté scolaire, le génocide du Rwanda (1994) serait un contresens.

C’est d’abord le roman de l’adolescence. Et dans ce récit de la perte de l’enfance, les pages consacrées à la tristesse des jeunes pensionnaires de devoir, contrairement à la coutume familiale, dormir seules, isolées de leurs consœurs par un mince rideau, sont émouvantes. Celles consacrées aux premières menstruations, dans un établissement religieux où toute allusion à la sexualité est connotée péjorativement, sont d’une grande justesse également. L’épisode du sucre, denrée d’une grande rareté dans les campagnes, et que les jeunes filles conservent après le petit-déjeuner pour le ramener comme friandise dans leur famille restée au village est très beau.

Le roman est aussi celui de la religion comme instrument de domination et de reproduction de l’ordre social. Nulle libération ne vient des enseignants ou des religieuses, toutes entières dévouées à la formation d’une « élite féminine du Rwanda » qui doit surtout fournir de bonnes épouses aux dirigeants. Les portraits de religieux sont impitoyables : le père Herménégilde, pédophile et pro-hutu power, aime voir les lycéennes se déshabiller devant lui quand il leur offre des robes soutirées aux dons de vêtements envoyés d’Europe, il anime la propagande pro-hutu raciste au sein de l’établissement, la Mère Supérieure laisse faire, la vieille cuisinière impotente radote, et sœur Gertrude rappelle aux filles la malédiction biblique qui pèse sur elles, pécheresses nées.

Les enseignants ne sont pas mieux traités : ânonnant des cours ennuyeux, déconnectés des réalités terribles qui viennent, seuls les jeunes coopérants français, cheveux longs et tenues relâchées, offrent une bouffée d’air frais dans cette institution sclérosée. Si la venue de la reine Fabiola permet une agitation saine, qui donne du répit aux filles tutsies de plus en plus en butes aux insultes du parti pro-hutu, elle ne fait que retarder l’affrontement final.

Le monde de l’école finit par séparer les Tutsis des Hutus à la cantine, afin d’ôter aux Hutus extrémistes la gêne « d’ouvrir la bouche » devant des Tutsis devenues des ennemies irréconciliables.

Les filles n’oublient pas que pour chacune d’entre elles, derrière un prénom chrétien, reste un prénom traditionnel, aux significations bien plus lourdes : ainsi Gloriosa, la fille du dirigeant politique, est Nyiramasuka, « Celle-de-la-houe », c’est-à-dire la représente des Hutus, peuple considéré comme le peuple-agriculteur. Par opposition aux Tutsis, dont on dit qu’ils étaient pasteurs, mais que le roman présente sous les traits des petits épiciers villageois, et qui sont souvent dénigrés par leurs opposants dans le roman comme les accapareurs et les usuriers. Scholastique MUKASONGA présente ainsi des enfants otages des folies de leurs parents, condamnés à en répéter les mêmes erreurs, les mêmes folies. Monsieur de Fontenaille, perdu dans son délire pro-tutsi, n’offre aucune alternative crédible, rappelant à son tour combien les enfants du Rwanda, prisonnier des fantasmes politiques de leurs aînés, furent aussi ceux de la colonisation et de ses délires scientistes. Veronica, tutsie, devient l’Isis de M. de Fontenaille, et danse et pose pour lui en reine d’Égypte dans le temple païen qu’il a fait bâtir au fond de sa propriété, ranimant dit-il la mémoire perdue des Tutsis amnésiques.

Virginia, l’héroïne, est Mutamuriza , « Ne-la-faite-pas-pleurer ». Tutsie elle rêve de la simplicité de sa vie de villageoise : un thème obligé de la littérature africaine traditionnelle, prompte à exalter les douceurs de la vie rurale, d’autant plus qu’aucun auteur africain n’est paysan. Pas plus Mukasonga que ses devanciers.

Ce roman est aussi celui des luttes de pouvoirs entre les clans hutus dominants le Rwanda juste émancipé de la tutelle belge : c’est le récit acide des rouages du pouvoir et des rapports étroits que les grandes familles africaines peuvent tisser entre elles pour monopoliser un peu plus de pouvoir, d’argent et de réseaux de puissance. Enfin c’est la satire de l’argent, l’argent facile des filles de l’aristocratie rwandaise, leur goût pour l’accaparement des biens matériels, la difficulté qu’elles ont toutes à sortir d’une conception du monde dominée par l’appétit de puissance et de richesses. En ce sens c’est l’histoire de toutes les élites.

Le roman est construit autour de figures fortes et tranchées, parfois caricaturales, mais jamais monochromes.  Goretti, la fille du chef d’État-major, mise au courant du coup d’État ourdi par son père et financé par celui d’Immaculée, fille d’un riche homme d’affaires, se détache progressivement de Gloriosa, mais ne fera rien pour ses camarades tutsies. Modesta, métisse d’une mère tutsie et d’un père hutu, confidente de Virginia, la trahira quand même pour espérer survivre. En pure perte. Veronica sera tuée, Monsieur de Fontenaille pendu, Gloriosa en fuite reste porteuse d’un avenir radieux, son sens politique lui permettant de survivre à la chute de son père.

Le roman s’achève sur la fuite en Europe de Virginia, sauvée par Immaculée : cette dernière décide de rompre avec son milieu, souhaite rejoindre « la blanche qui s’occupe des gorilles ». Une Hutue et une Tutsie décident chacune de leur côté de s’enfuir, pour échapper à la folie de leurs parents, devenue celles de leurs camarades de classe.

L’EXTRAIT

« Le mariage, c’est du sérieux. »

« […]                                                                   Notre-Dame du Nil

Il n’y a pas de meilleur lycée que le lycée Notre-Dame du Nil. Il n’y en a pas de plus haut non plus. 2 500 mètres, annoncent fièrement les professeurs blancs. 2 493, corrige sœur Lydwine, la professeur de géographie. « On est si près du ciel », murmure la mère supérieure en joignant les mains.

                L’année scolaire coïncidant avec la saison des pluies, le lycée est souvent dans les nuages. Parfois, mais rarement, il y a une éclaircie. On aperçoit alors, tout en bas, le grand lac comme une flaque de lumière bleutée.

                Le lycée, c’est pour les filles. Les garçons, eux, restent en bas, dans la capitale. C’est pour les filles qu’on a construit le lycée, bien haut, bien loin, pour les éloigner, les protéger du mal, des tentations de la grande ville. C’est que les demoiselles du lycée sont promises à un beau mariage. Il faut qu’elles y parviennent vierges, au moins qu’elles ne tombent pas enceintes avant. Vierges, c’est mieux. Le mariage, c’est du sérieux. Les pensionnaires du lycée sont des filles de ministres, de militaires haut gradés, d’hommes d’affaires, de politique. Les demoiselles en sont fières : elles savent ce qu’elles valent. Il est loin le temps où seule comptait la beauté. Pour la dot, leurs familles ne recevront pas que les vaches ou les cruches de bière traditionnelles, il y aura aussi des valises remplies de billets, un compte bien garni à la Belgolaise, à Nairobi, à Bruxelles. Grâce à elles, la famille va s’enrichir, le clan affirmer sa puissance, le lignage étendre son influence. Elles savent ce qu’elles valent les demoiselles du lycée Notre-Dame-du-Nil.

Le lycée est tout proche du Nil. De sa source évidemment. Pour y aller, on emprunte une piste rocailleuse qui suit la ligne des crêtes. La piste aboutit à un terre-plein où stationnent les rares Land Rover des touristes qui s’aventurent jusque-là. Une pancarte indique : « SOURCES DU NIL → 200 m. » Un sentier en pente raide mène à un éboulis d’où jaillit entre deux rochers un mince ruisselet. L’eau de la source est d’abord retenue dans un bassin cimenté avant de se déverser par une minuscule cascade dans une rigole incertaine dont on perd vite la trace dans les herbes du versant et sous les fougères arborescentes de la vallée. À droite de la source, on a érigé une pyramide qui porte l’inscription : « Sources du Nil. Mission de Cock. 1924 ». Pas bien haute, la pyramide : les filles du lycée touchent sans effort la pointe ébréchée, elles disent que cela leur portera bonheur. Mais ce n’est pas pour la pyramide que les lycéennes viennent à la source. Elles n’y vont pas en excursion, elles y vont en pèlerinage. La statue de Notre-Dame du Nil est placée entre les gros rochers qui surplombent la source. Ce n’est pas tout à fait une grotte. On a abrité la statue sous une guérite de tôles. Sur le socle, on a gravé : « NOTRE-DAME DU NIL, 1953 ». C’est Mgr le Vicaire apostolique qui a décidé d’ériger la statue. Le roi avait obtenu du souverain pontife de consacrer le pays au Christ-Roi. L’évêque a voulu consacrer le Nil à la Vierge.

On se souvient encore de la cérémonie d’inauguration. Sœur Kizito, la vieille cuisinière presque impotente, y était. Chaque année, elle en fait le récit aux nouvelles élèves. Oui, c’était une belle cérémonie, comme on en voit à l’église, dans la capitale, à Noël, ou au stade, le jour de la fête nationale. […] sur un signe de l’évêque, l’un des deux acolytes dévoila brusquement la statue. Le clairon sonna, le drapeau s’inclina. Une longue rumeur parcourut la foule. Les cris de joie aigus des femmes emplirent le vallon, les danseurs agitèrent leurs grelots de chevilles. La Vierge qui émergea du voile ressemblait certes à la Vierge de Lourdes comme celle que l’on pouvait voir à l’église de la mission, même voile bleu, même ceinture azur, même robe jaunâtre, mais Notre-Dame du Nil était noire, son visage était noir, ses mains étaient noires, ses pieds étaient noirs, Notre-Dame du Nil était une femme noire, une Africaine, une Rwandaise, pourquoi pas ? « C’est Isis, s’écria M. de Fontenaille, elle est revenue ! » […] »

MUKASONGA (2012), pages 9 et suivantes, Retrouvez cette fiche de lecture sur hglycee.fr / Bibliothèque virtuelle

Synthèse, sélection et numérisation © Erwan BERTHO (décembre 2015)

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