BIBLIOTHÈQUE VIRTUELLE – FICHES DE LECTURE, VUILLARD, L’ordre du jour. Récit, 2017

BIBLIOTHÈQUE VIRTUELLE – FICHES DE LECTURE

Éric VUILLARD, L’ordre du jour. Récit, Paris, 2017

« L’abîme est bordé de hautes demeures. »

FICHE TECHNIQUE

VUILLARD (Éric), L’ordre du jour. Récit, 2017, Paris, France, aux éditions Actes Sud, collection « Un endroit où aller », 150 pages. ISBN 978-2-330-07897-3, Prix Goncourt 2017.

L’AUTEUR

Éric VUILLARD est romancier, scénariste et cinéaste. Il a notamment publié les Conquistadors (Aux éditions Léo Scheer, 2009) qui retrace sur un mode onirique la conquête de l’Empire inca par Francisco Pizarro et pour lequel il a reçu le prix « Ignatius J. Reilly ». En 2013 il reçoit le prix franco-allemand « Franz Hessel » et le prix « Valery-Larbaud » pour La bataille d’Occident et Congo, deux livres sortis en 2012 (Aux éditions Actes Sud, collection « Un endroit où aller »). Il reçoit en 2015 le prix « Joseph-Kessel » pour Tristesse de la Terre. Une histoire de « Buffalo » Bill Cody (2014, aux éditions Actes Sud, collection « Un endroit où aller. »). Éric VUILLARD s’intéresse à l’Occident pris en flagrant délit de faillite morale.

LE LIVRE

Le livre raconte, en seize chapitres courts et 150 pages, la prise du pouvoir par les Nazis en Allemagne du début à la fin des années 30, et met l’accent sur la somme des lâchetés et des complicités issues de l’élite allemande qui ont permis aux Nazis de détruire la République de Weimar.

La trahison des élites écrivait Julien BENDA dans les années trente. C’est très exactement de cela qu’il s’agit : le récit d’une trahison de toutes les élites européennes devant la montée pourtant résistible d’Adolf HITLER. Le roman d’Éric VUILLARD commence en 1933, lors de la préparation des élections législatives, et s’achève avec l’annexion de l’Autriche par le IIIe Reich en 1938, puis par l’invasion de la Tchécoslovaquie.

Éric VUILLARD déchire le voile de l’hypocrisie bourgeoise des dorures et des lustres en cristal, le décors du théâtre des puissants, pour montrer toute la simple vulgarité des compromissions : les patrons allemands qui financent le NSDAP par haine des syndicats et des communistes, les politiciens français et anglais qui laissent les Nazis s’emparer de la Sarre et de la Rhénanie par apathie, les Premiers Ministres anglais et français qui sacrifient la Tchécoslovaquie par faiblesse et par peur d’une guerre qu’ils croient perdus d’avance, les autorités politiques autrichiennes, engagées depuis des décennies dans une politique autoritaire de répression des mouvements syndicaux et communistes, et qui plient devant les exigences nazies.

Face à la vulgarité nazie, face à la brutalité nazie, les élites européennes cèdent sans même faire mine de résister. Elles abandonnent les peuples allemands, autrichiens tchèques au régime totalitaire nazi : guidées par leur intérêt bien compris, leur mépris de classe, leur lâcheté, elles démissionnent et révèlent leur médiocrité. Elles n’ont pas été à la hauteur de la mission historique qui leur était confiée de résister.

Pourtant, et Éric VUILLARD le décrit avec complaisance, l’appareil militaire nazi était loin d’être opérationnel lors de l’Anschluss : colonnes de blindés en panne, « embouteillage de panzer », il faut aux Nazis deux fois plus de temps que prévu pour entrer dans Vienne en 1938. Il était donc possible de dire « Non ! » à chaque étape de l’expansion nazie. Mais voilà, pour les élites européennes dépassées par cette machine à broyer, les Nazis avaient quelques utilités. Les premiers à résister furent ces anonyme autrichiens, juifs ou non, qui protestèrent contre l’annexion de leur pays en se suicidant, à tel point qu’annoncer les suicides dans les journaux était devenu illégal.

© Erwan BERTHO (2018, révision 2019)

L’EXTRAIT

« Vingt-quatre machines à calculer aux portes de l’Enfer. »

« […] LES MASQUES

                […] Soudain, les portes grincent, les planchers crissent ; on cause dans l’antichambre. Les vingt-quatre lézards se lèvent sur leurs pattes arrière et se tiennent bien droit. Hjalmar Schacht ravale sa salive, Gustav réajuste son monocle. Derrière les battants de porte, on entend des voix étouffées, puis un sifflement. Et enfin, le président du Reichstag pénètre en souriant dans la pièce ; c’est Hermann Goering. Et cela, bien loin de créer chez nous la surprise, n’est au fond qu’un événement assez banal, la routine. Dans la vie des affaires, les luttes partisanes sont peu de chose. Politiques et industriels ont l’habitude de se fréquenter.

                Goering fit son tour de table, avec un mot pour chacun, saisissant chaque main d’une pogne débonnaire. Mais le président du Reichstag n’est pas seulement venu les accueillir, il rognonne quelques mots de bienvenue, évoque aussitôt les élections à venir, celles du 5 mars. Les vingt-quatre sphinx l’écoutent attentivement. La campagne électorale qui s’annonce est déterminante, déclare le président du Reichstag, il faut en finir avec l’instabilité du régime ; l’activité économique demande du calme et de la fermeté. Les vingt-quatre messieurs hochent religieusement la tête. Les bougies électriques du lustre clignotent, le grand soleil peint au plafond brille davantage que tout à l’heure. Et si le parti nazi obtient la majorité, ajoute Goering, ces élections seront les dernières pour les dix prochaines années ; et même – ajoute-t-il dans un rire – pour cent ans.

                Un mouvement d’approbation parcourut la travée. Au même moment, il y eut quelques bruits de portes, et le nouveau chancelier entra enfin dans le salon. Ceux qui ne l’avaient jamais rencontré étaient curieux de le voir. Hitler était souriant, décontracté, pas du tout comme on l’imaginait, affable, oui, aimable même, bien plus aimable qu’on ne l’aurait cru. Il eut pour chacun un mot de remerciement, une poignée de main tonique. Une fois les présentations faites, chacun reprit sa place dans son confortable fauteuil. Krupp se trouvait au premier rang, picorant d’un doigt nerveux sa minuscule moustache ; juste derrière lui, deux dirigeants de l’IG Farben, mais aussi von Finck, Quandt et quelques autres croisèrent doctement les jambes. Il y eut une toux caverneuse, un capuchon de stylo fit un minuscule cliquetis. Silence.

                Ils écoutèrent. Le fond du propos se résumait à ceci : il fallait en finir avec un régime faible, éloigner la menace communiste, supprimer les syndicats et permettre à chaque patron d’être un Führer dans son entreprise. Le discours dura une demi-heure. Lorsqu’Hitler eut terminé, Gustav se leva, fit un pas en avant et, au nom de tous les invités présents, il le remercia d’avoir enfin clarifié la situation politique. Le chancelier fit un rapide tour de piste avant de repartir. On le congratula, on se montra courtois. Les vieux industriels paraissaient soulagés. Une fois qu’il se fut retiré, Goering prit la parole, reformulant énergiquement quelques idées, puis il évoqua de nouveau les élections du 5 mars. C’était là une occasion unique de sortir de l’impasse où l’on se trouvait. Mais pour faire campagne, il fallait de l’argent ; or le parti nazi n’avait plus un sou vaillant et la campagne électorale approchait. À cet instant, Hjalmar Schacht se leva, sourit à l’assemblée et lança : « Et maintenant messieurs, à la caisse ! »

                Cette invite, certes un peu cavalière, n’avait rien de bien nouveau pour ces hommes ; ils étaient coutumiers des pots-de-vin et des dessous-de-table. La corruption est un poste incompressible du budget des grandes entreprises, cela porte plusieurs noms, lobbying, étrennes, financement des partis. La majorité des invités versa aussitôt quelques centaines de milliers de marks, Gustav Krupp fit don d’un million, Georg von Schnitzler de quatre cent mille, et l’on récolta ainsi une somme rondelette. Cette réunion du 20 février 1933, dans laquelle on pourrait voir un moment unique de l’histoire patronale, une compromission inouïe avec les nazis, n’est rien d’autre pour les Krupp, les Opel, les Siemens qu’un épisode assez ordinaire de la vie des affaires, une banale levée de fonds. Tous survivront au régime et financeront à l’avenir bien des partis à proportion de leur performance.

Mais pour mieux comprendre ce qu’est la réunion du 20 février 1933, pour en saisir le fond d’éternité, il faut désormais appeler ces hommes par leur nom. Ce ne sont plus Günther Quandt, Wilhelm von Opel, Gustav Krupp, August von Finck, qui sont là, cette fin d’après-midi, le 20 février 1933, dans le palais du président du Reichstag ; ce sont d’autres noms qu’il faut dire. Car Günther Quandt est un cryptonyme, il dissimule tout autre chose que le gros bonhomme en train de se poisser les moustaches et qui se tient gentiment à sa place, autour de la table d’honneur. Derrière lui, juste derrière lui, se trouve une silhouette autrement imposante, une ombre tutélaire, aussi froide et impénétrable qu’une statue de pierre. Oui, surplombant de toute sa puissance, féroce, anonyme, la figure de Quandt, et lui donnant cette rigidité de masque, mais d’un masque qui collerait au visage mieux que sa propre peau, on devine au-dessus de lui : Accumulatoren-Fabrik AG, la future Varta, que nous connaissons, puisque les personnes morales ont leurs avatars, comme les divinités anciennes prenaient diverses formes et, au fil du temps, s’agrégeaient d’autres dieux.

                Tel est donc le nom authentique des Quandt, leur nom de démiurge, puisque lui, Günther, n’est qu’un tout petit tas de chair et d’os, comme vous et moi, et qu’après lui ses fils, et les fils de ses fils s’assiéront sur le trône. Mais le trône, lui, demeure, quand le petit tas de chair et d’os s’aigrit dans la terre. Ainsi, les vingt-quatre ne s’appellent ni Schnitzler, ni Witzleben, ni Schmitt, ni Finck, ni Rosterg, ni Heubel, comme l’état civil nous incite à le croire. Ils s’appellent BASF, Bayer, Agfa, Opel, IG Farben, Siemens, Allianz, Telefunken. Sous ces noms, nous les connaissons. Nous les connaissons même très bien. Ils sont là, parmi nous, entre nous. Ils sont nos voitures, nos machines à laver, nos produits d’entretien, nos radios-réveils, l’assurance de notre maison, la pile de notre montre. Ils sont là, partout, sous forme de choses. Notre quotidien est le leur. Ils nous soignent, nous transportent sur les routes du monde, nous bercent. Et les vingt-quatre bonshommes présents au palais du président du Reichstag, ce 20 février, ne sont rien d’autre que leurs mandataires, le clergé de la grande industrie ; ce sont les prêtres de Ptah. Et ils se tiennent là, impassibles, comme vingt-quatre machines à calculer aux portes de l’Enfer. […] »

VUILLARD (2017), pages 20 et suivantes, chapitre intitulé « Les masques ». Retrouvez cette fiche sur hglycee.fr/bibliothèque virtuelle. © Erwan BERTHO (2018, révision 2019).

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