FICHES DE LECTURES – Olivier GUEZ, « La disparition de Josef Mengele. » (2017)

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Olivier GUEZ, La disparition de Josef Mengele. , Paris, 2017

« Il faut se méfier des hommes. »

FICHE TECHNIQUE

GUEZ (Olivier), La disparition de Josef Mengele, 2017, Paris, aux éditions Grasset, roman, Prix Renaudot 2017, 237 pages. ISBN 978-2-246-85587-3. 

L’AUTEUR

Auteur, récompensé du scénario de Fritz Bauer, un héros allemand (2016), Olivier Guez a écrit essentiellement sur la condition juive en Europe (L’impossible Retour. Histoire des Juifs en Allemagne depuis 1945, aux éditions Flammarion, 2007). Écrivain mâture (Éloge de l’esquive, aux éditions Grasset, 2014), il ne peut donc être réduit au statut de romancier de l’Histoire ou d’historien amateur : son œuvre interroge, par le roman, la difficile condition d’être un homme droit dans ce XXe siècle crépusculaire et sanguinaire.

LE LIVRE

Josef Mengele a disparu. Comme tant d’autres dans cet immédiat après-Seconde Guerre mondiale, dans le chaos de « l’année zéro », devant le rouleau compresseur de l’Armée Rouge qui s’avance en pillant, en volant et en violant, pour se venger des 30 millions de morts soviétiques, des centaines de villes industrielles rasées, des centaines de milliers de villages détruits. Et dans le chaos de cet exode immense de millions d’hommes qui fuient, et de l’occupation militaire alliée qui s’ensuit, Josef Mengele a disparu. Comme tant d’autres Allemands, comme tant d’autres Nazis en cette année 1945.

Mais Josef Mengele n’est pas exactement un Allemand ni un Nazi comme les autres. Il est « l’Ange exterminateur », le médecin d’Auschwitz, responsable des sélections sur la rampe qui conduisirent plus d’un million d’hommes, de femmes, d’enfants aux chambres à gaz et aux fours crématoires. Il est celui qui collectionnait sur les murs de son bureau les paires d’yeux bleus des enfants tziganes qu’il avait fait assassiner pour découvrir le secret de la gémellité. Il était celui que l’Institut de la race avait envoyé pour découvrir dans le camp d’extermination d’Auschwitz, « le plus grand laboratoire du monde », les secrets de la génétique, pour donner au IIIe Reich cent millions d’Aryens.

Mais ce Nazi, qui n’est pas exactement comme les autres, n’a pas exactement disparu. Il a été brièvement arrêté par les Américains, en 1945, déguisé en officier de la Wehrmacht, puis relâché, comme tant d’autres. Comme tant d’autres il s’est fait discret, fauchant les blés, coupant le bois, gardant les bêtes dans les fermes de Bavière. Puis comme tant d’autres, il a suivi les filières d’exfiltration nazies et catholiques vers l’Argentine, l’Eldorado nazi. Les débuts sont difficiles : « Beppo » a une haute idée de lui-même et de ses talents, sa condition d’immigré lui pèse.

Mais il est intelligent et sait se faire discret. Il retrouve à Buenos Aires les cercles nazis, où se côtoient les oustachis serbes, les collaborationnistes français, les rexistes belges, les nazis hollandais, le temps pour lui de se faire les bonnes relations. Et puis la famille Mengele, enrichie dans le commerce des machines agricoles, ne l’oublie pas : les subsides arrivent. Et Josef Mengele, un temps caché sous une fausse identité, redevient Josef Mengele, citoyen allemand, résident en Argentine. Le voilà représentant de la firme commerciale familiale en Amérique du Sud, vivant des commissions sur les ventes : belle maison, belle voiture, une vie raffinée d’opéras et de mondanités choisies.

 C’est alors « Le Pacha ». Tous les Nazis en exil n’ont pas cette chance : Ricardo Klement, qui dans une autre vie fut aussi Adolf Eichmann, l’adjoint de Himmler et le grand ordonnateur des déportations et de la destruction des Juifs d’Europe et des Tziganes, croupit dans des entreprises sordides et vit pauvrement.

Joseph Mengele, une fois sa vie remit sur les bons rails de la réussite et de la sécurité, coupe progressivement les ponts avec les cercles d’extrémistes, non pas par absence de convictions idéologiques, mais par égoïsme : Josef Mengele est dans, ce roman, le premier centre d’intérêt de Josef Mengele. Les nostalgiques du régime nazi ne l’intéressent plus, maintenant qu’ils lui ont permis de s’insérer dans la bonne société et d’avoir retrouvé sa vie de nantis. Le décès de son frère lui permet de se marier avec Martha sa veuve puisqu’Irène Mengele a obtenu le divorce. Et c’est en bourgeois aisés et sûrs d’eux que le nouveau couple Mengele profite de la vie en Amérique latine, au sein des communautés allemandes qui s’y sont installées dès la fin du XIXe siècle. Le IIIe Reich a disparu, les temps ont changé. Josef Mengele ne veut plus rien avoir à faire avec les extrémistes en exil qui rêvent de reprendre le pouvoir en Allemagne.

Et justement, les temps changent. Adolf Eichmann est démasqué et enlevé par le Mossad, exfiltré en Israël, jugé publiquement et pendu. Les « Vengeurs » assassinent des criminels de guerre nazis qui ont échappés aux procès et vivent à l’étranger. Commence alors pour Josef Mengele le temps de l’errance. Il devient alors « Le Rat », qui va finir sa vie comme Caïn, dans la peur maladive d’être retrouvé par les Juifs. Josef Mengele va entamer une longue errance, et tomber de plus en plus bas, être de plus en plus seul, de plus en plus aigri, jusqu’à sa mort, au Brésil, dans les favelas, peut-être en 1979.

Le roman d’Olivier Guez ne prétend pas faire œuvre d’historien de métier. Et encore moins donner à comprendre la Shoah, les hommes qui l’animèrent, ou ceux qui les admirèrent ensuite. Mais il offre un formidable aperçu sur l’une des plus vastes hypocrisies du second vingtième siècle : la soi-disant « chasse aux Nazis ». Car Josef Mengele n’a disparu que pour ceux qui ne le recherchaient que mollement : bien des fois, il eût été possible de le rechercher vraiment, mais le « dossier Mengele » n’intéressait que peu de monde. Fritz Bauer fut de ceux là.

Mort dans des conditions suspectes à la fin des années soixante, Fritz Bauer relance la chasse aux Nazis en Allemagne : il oblige la population et les autorités allemandes à renouer avec la mémoire traumatique du IIIe Reich. En effet, la dénazification menée dans les zones d’occupation alliées à été inégale : dans la zone d’occupation soviétique elle est d’une violence inouïe mais sert aussi à purger la société allemande des éléments antisoviétiques, et les camps de concentration nazis se remplissent sous l’ère soviétique d’opposants à Staline. En revanche dans les trois zones d’occupation française, britannique et américaine, la dénazification est légère. Les juridictions de dénazification amnistient ou accordent des blancs-seings par millions : après le procès des dignitaires nazis à Nuremberg, les autorités alliés réintègrent les membres du parti nazi dans l’administration. Professeurs, médecins, policiers, soldats, mais aussi cheminots et fonctionnaires sont rapidement réintégrés.

Les sondages d’opinion menés entre 1945 et 1947 montrent qu’une majorité des Allemands pensent que le nazisme était une « bonne idée mais mal appliquée ». Il faut attendre Fritz Bauer pour que les autorités de la République Fédérale d’Allemagne (RFA, Allemagne de l’Ouest proaméricaine) engagent des poursuites contre les dirigeants nazis. Encore le fait-elle avec une extrême parcimonie. Kiesinger, chancelier de RFA dans les années soixante, était un ancien responsable de la propagande nazie… Kurt Waldheim sera chancelier d’Autriche puis Secrétaire général des Nations Unies, après avoir servi dans la Wehrmacht pendant la Seconde Guerre mondiale…

En France, après les exécutions de la période de l’épuration (1944-1945), les anciens fonctionnaires du régime collaborationniste de Vichy font de belles carrières dans l’administration ou la politique : Couve de Murville sera Ministre des Affaires Étrangères du général de Gaulle avant d’être son dernier Premier Ministre, Papon sera Préfet de police de Paris puis Ministre, après avoir été l’un des chefs de la police de Vichy, François Mitterrand, ancien fonctionnaire de Vichy (puis, il est vrai, résistant) sera Président de la République française.

La famille Mengele bénéficie donc du soutien implicite de la société et des autorités allemandes, mais elle bénéficie plus encore de la complicité des autorités locales, politiques ou policières, qui l’informent régulièrement des avancées des enquêtes contre Josef Mengele et des éventuelles perquisitions. Sedlmeier, l’avocat de la famille, communique ainsi facilement argent et nouvelles à l’exilé, dont tout le monde dans sa famille connaît l’adresse !

 

EXTRAIT

Dans cet extrait, Oliver GUEZ imagine le quotidien de Josef Mengele au Brésil, dans la famille qui l’accueille à contre cœur mais en échange d’un soutien financier qui vient des Mengele d’Allemagne. L’extrait se déroule à la fin des années soixante, alors que Josef Mengele a fui depuis une dizaine d’années le Paraguay où il vivait grand train avec sa seconde épouse, Martha, la veuve de son frère. Josef Mengele vit en huis-clos, isolé et fortifié, dans une ferme de la Serra Negra. 

 « Le roi des emmerdeurs. »

« […] Les soirées télé deviennent un rituel chez les Stammer. Mengele en chaussons y rumine l’actualité, emmitouflé sous une couverture, Cigano assoupi sur les genoux. Il force Gita et les garçons à regarder les nouvelles, à l’écouter vanter la dictature « virile » des militaires brésiliens et l’intervention « décisive » des Soviétiques à Prague, se réjouit de l’enlisement américain au Vietnam, déplorer le déclin de l’Occident « gangrené par le matérialisme et l’individualisme, par toutes les saloperies importées des États-Unis depuis la fin de guerre », moquer les révoltes estudiantines de 1968, « tous les jeunes crétins apatrides qui confondent liberté et anarchie ». L’actualité allemande le met en rogne, la grande coalition dirigée par « le nazi Kiesinger et le détestable Brandt », « la mollesse et l’incurie des dirigeants », et les fils Stammer rient sous cape lorsque l’oncle Peter débite ses injures, des « traîtres, rats, séparatistes, menteurs et trous du cul » qui ponctuent les apparitions à l’écran d’un ministre ou d’un nazi converti à la démocratie, ou lorsqu’il bondit du canapé et arpente à grands pas le salon en jurant sa haine de l’Ancien Testament et du christianisme « responsable de la décadence » de sa lointaine patrie. Sedlmeier[1] lui transmet cependant une information encourageante : son adversaire le plus dangereux, le procureur Bauer,[2] est mort dans des circonstances mystérieuses, le 1er juillet 1968.

                Ses relations avec Geza[3] demeurent exécrables. Les deux hommes se cherchent et s’invectivent fréquemment. Le Hongrois a retrouvé les faveurs de sa femme depuis qu’elle le soupçonne d’avoir une maîtresse à São Paulo. Mengele se venge en couchant ostensiblement avec les employées de la ferme. Gitta gémit dans les bras de Geza et lui caresse la nuque devant Peter : Gerhard doit régulièrement intervenir pour calmer les esprits. Mais la crise d’octobre 1968 le dépasse. Les Stammer veulent vendre la ferme de Serra Negra, abandonner l’agriculture et déménager. Promu, Geza souhaite se rapprocher de son lieu de travail tandis que le docteur Hochbichler n’entend pas abandonner son fortin. Paniqués, les Mengele contactent Rudel[4], leur représentant au Paraguay depuis le départ en catastrophe di paria de la famille.

                Quelques semaines plus tard, l’ancien pilote transmet à Gerhard[5] une nouvelle prometteuse : Klaus Barbie est prêt à accueillir Mengele. Le « Boucher de Lyon » prospère désormais en Bolivie, après avoir renseigné les services spéciaux américains sur les activités des communistes dans l’armée et la zone d’occupation françaises en Allemagne. Deux fois condamné à mort par contumace par le tribunal militaire de Lyon, il se fait appeler Klaus Altmann à La Paz où il a dirigé une entreprise d’exploitation de bois et trafique des stupéfiants et des armes, en cheville avec Rudel. Avec la bénédiction de la CIA et des services allemands, l’ancien gestapiste forme les officiers boliviens aux techniques d’interrogatoire musclées depuis que les militaires ont pris le pouvoir en 1964.

                L’infantile Gerhard trouve l’option bolivienne séduisante. Casquette à damier visée sur la tête, il s’imagine traverser jungles et frontières en compagnie du cher docteur et rencontrer Barbie dont les états de service l’impressionnent. Mengele ne veut pas en entendre parler. La seule idée de grimper dans la petite voiture de l’Autrichien e glace d’effroi, alors changer de pays, pour la énième fois, à bientôt soixante ans, il n’en n’est pas question. Il ne connaît pas Barbie mais une chose est certaine, il ne pourra pas le manœuvrer comme il manipule les Stammer. Il maîtrise l’espace, les hommes et les bêtes à Serra Negra. Il ne prendra aucun risque, d’ailleurs Rudel n’est pas digne de foi et l’a déçu, il ne lui a pas rendu visite depuis qu’il vit au Brésil ni souhaité son dernier anniversaire. Des Mengele, seules les généreuses commissions qu’il touche à la vente de la moindre brouette au Paraguay l’intéressent : n’est perdu que celui qui s’abandonne à lui-même, sa fichue devise, sur ce point, au moins, il ne l’a pas trahi. Rudel, ses vestes en cashmere et son plan bolivien peuvent aller au diable. L’information transmise, Barbie est vexé, Rudel ulcéré. « Mengele est le roi des emmerdeurs, dit-il à Gerhard. Qu’il se débrouille seul à l’avenir, je ne veux plus entendre parler de lui. »

                Mengele refuse de quitter les lieux mais n’envisage pas de vivre seul ; les Stammer ont besoin de sa part de la vente de Serra Negra pour acquérir la propriété de leurs rêves, une imposante bâtisse posée sur une colline boisée. Elle dispose de quatre chambres à coucher sur une parcelle de plus de huit mille mètres carrées dans les environs de Caieiras, à une trentaine de kilomètres de São Paulo.

                Mengele doit se résoudre à les suivre, les Stammer à l’emmener. Ils déménagent début 1969. […]

                Pas de mirador cette fois, mais une clôture : Mengele entreprend immédiatement des travaux de fortification.  […] »

GUEZ (2017), pages 173 et suivantes. Retrouvez cette fiche de lecture et cet extrait sur hglycee.fr/Bibliothèque virtuelle. Sélection & Numérisation © Erwan BERTHO (2017, révision mai 2019)

[1] Sedlmeier est l’avocat de la famille Mengele. Il sert d’intermédiaire entre la police allemande et la famille Mengele, et entre la famille Mengele restée en RFA et Josef en fuite en Amérique latine.

[2] Bauer est un procureur allemand qui relance la chasse aux Nazis au début des années soixante.

[3] Geza et Gitta Stammer sont un couple de Hongrois en fuite qui accueillent Mengele, sous l’identité de Peter Hochbichler,  depuis sa fuite au Brésil.

[4] Ancien officier supérieur de la Luftwaffe pendant la Seconde Guerre mondiale, admirateur du Führer Adolf Hitler, il s’est enfui en Amérique latine où ses affaires et ses relations avec les gouvernements sud-américains sont excellentes.

[5] Résident au Brésil, Il sert de courrier entre Sedlmeier qui réside en Allemagne et Josef Mengele.

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GUEZ La disparition de Josef Mengele (2017)

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