ANTHOLOGIE – 1982, Emmanuel DONGALA, Jazz et vin de palme. « Il ne sait pas à quel moment « l’homme » surgira pour le frapper à son tour. »

« Il ne sait pas à quel moment « l’homme » surgira pour le frapper à son tour. »

 « […] NON, cette fois-ci il n’échappera pas ! Après quarante-huit heures, on avait enfin pu retrouver sa trace, reconstituer son itinéraire et repérer le village où il se cachait. […]

L’exploit était quasi impossible car le père fondateur de la nation, le guide éclairé, le rénovateur, le grand timonier, le président à vie, le maréchal chef suprême des forces armées et père bien-aimé du peuple, vivait dans un immense palais dont l’approche était interdite au commun des mortels. De toute façon, le système de protection circulaire inventé par un professeur israélien agrégé de polémologie et de contre-terrorisme était inviolable. Á cinq cent mètres de l’enceinte circulaire du palais étaient placés, de dix mètres en dix mètres, des soldats armés qui veillaient nuit et jour. Le même dispositif était répété à deux cents mètres et à cinq cent mètres de l’enceinte. Puis autour du palais, dans une fosse abyssale remplie d’eau, grouillait une population pléthorique de crocodiles d’Afrique et des Indes, de caïmans importés d’Amérique centrale qui ne se nourrissaient sûrement pas exclusivement d’alevins, surtout pendant les campagnes de répression qui s’abattaient régulièrement sur le pays après chaque tentative de coup d’État vraie ou simulée. Venait ensuite une fosse pleine de mambas noirs dont le venin foudroyait sur place les victimes. L’enceinte elle-même, énorme architecture de briques et de pierres de vingt mètres de haut aussi imposante que les murailles de Zimbabwe, était hérissée de miradors, de projecteurs, de clous, de barbelés, de tessons de verre ; elle n’avait que deux énormes portes qui jouaient également le rôle de pont-levis commandées exclusivement de l’intérieur. Enfin le palais lui-même, saint des saints, où vivait le père bien-aimé : cent cinquante chambres où des myriades d’immenses miroirs reflétaient à l’infini en la multipliant et la démultipliant toute présence, de telle sorte que le visiteur se sentait mal à l’aise et oppressé, ayant conscience que le moindre de ses gestes était épié. Tout mouvement, aussi petit fût-il, était, comme l’écho, repris de chambre en chambre, de miroir en miroir jusqu’au miroir suprême, œil du maître veillant sur cet univers. Personne ne savait dans quelle chambre couchait le président-fondateur, même pas les prostituées expertes qu’il utilisait plusieurs nuits de suite pour ses jouissances particulièrement élaborées, et encore moins les petites filles vierges et candides qu’il s’amusait à déflorer entre deux décrets issus de son palais des merveilles. Mais si le père bien-aimé-de-la-nation-guide-suprême-et-éclairé-maréchal-des-armées-et-génie-bienfaisant-de-l’humanité était invisible en chair et en os pour la plupart de ses sujets, il était, par contre, omniprésent : son portrait devait obligatoirement pendre dans tous les foyers. Les nouvelles à la radio commençaient et finissaient toujours une de ses pensées florissantes. Les nouvelles télévisées débutaient, continuaient et finissaient devant son image et le seul journal local publiait dans chaque numéro au moins quatre pages de lettres anonymes de citoyens lui clamant leur éternel amour. Omniprésent mais inaccessible. Voilà donc pourquoi l’exploit était impossible.

Et pourtant il l’avait réalisé […] il avait réussi à déjouer le piège des miroirs et à exécuter le père de la nation comme un vulgaire factieux, fauteur de coup d’État. […]

Ils le cherchent toujours. Ils sentent qu’il est là, tapi quelque part, mais où ? Le cœur du peuple écrasé par la dictature bat chaque fois que l’on parle de « l’homme ». Bien que le pays soit plus « fliqué » que jamais, […] le nouveau président, deuxième père bien-aimé de la nation et continuateur de l’œuvre sacrée du père-fondateur, n’ose plus sortir. Quoique, pour conjurer le sort, il se soit déclaré par décret intuable et immortel, il se terre toujours au fond de son palais […] car il ne sait pas à quel moment « l’homme » surgira pour le frapper à son tour en plein cœur, pour qu’enfin jaillisse la liberté trop longtemps étouffée.

« L’homme », espoir d’une nation et d’un peuple qui dit NON, et qui veille. […] »

 DONGALA (Emmanuel), Jazz et vin de palme. Nouvelles. , 1982, Paris, aux éditions Hatier, réédition aux éditions du Serpent à plumes, collection « Motifs », Motifs n°39, (1996), 206 pages, nouvelle intitulée « L’homme. », pages 107 et suivantes. ISBN 2-84261-003-2

Print Friendly, PDF & Email