BIBLIOTHÈQUE VIRTUELLE – EXTRAITS D’OEUVRES – Saskia SASSEN, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, Harvard, 2014 – « Les tendances souterraines, l’ADN de notre époque. »

MONDIALISATION EN FONCTIONNEMENT

Saskia SASSEN, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, Harvard, 2014

« Les tendances souterraines, l’ADN de notre époque. »

EXTRAIT

« […] J’utilise cette notion de tendances souterraines pour désigner des tendances qui sont, à proprement parler, souterraines d’un point de vue conceptuel. Elles sont plus difficiles à voir quand nous utilisons pour penser nos repères familiers, qu’ils soient géopolitiques, économiques ou sociaux. Le seul domaine dans lequel elles sont peut-être les plus visibles est celui de l’environnement. Nous savons que nous nous servons de la biosphère et que nous la détruisons, mais nos « politiques de l’environnement » ne sont pas liées à une compréhension claire de la situation actuelle de la biosphère ou ne la reflètent pas. Les systèmes d’échange de droits d’émission de carbone en tant que moyens de protection de l’environnement n’ont de sens que dans une perspective interétatique et n’en n’ont pratiquement aucun dans une perspective planétaire où les destructions locales montent en flèche et nous affectent tous. De nouvelles dynamiques peuvent très bien filtrer à travers des réalités familières opaques – pauvreté, inégalités, économie, politique – et prendre ainsi des formes connues alors qu’elles annoncent en fait des accélérations ou des ruptures qui produisent des significations nouvelles.

Faire appel à la notion de tendances souterraines est une façon de remettre en cause les catégories habituelles qui ordonnent la connaissance de nos économies, de nos sociétés et de notre interaction avec la biosphère. Cela nous aide à évaluer la question de savoir si les problèmes d’aujourd’hui sont des versions extrêmes de difficultés anciennes ou des manifestations de quelque chose ou de certaines choses troublantes et nouvelles. J’explore la question de savoir si la variété des expulsions en cours obscurcit des dynamiques souterraines plus vastes opérant derrière cette variété apparente. La prévalence de ce phénomène – la possibilité même des expulsions – au cœur de nos discriminations est ce qui m’a conduit à cette notion de tendances souterraines. La spécialisation de la recherche, de la connaissance et de l’interprétation, chacune disposant de son propre corps de règles et de méthodes pour protéger ses frontières et ses contenus, ne facilite pas toujours cet effort de détection des tendances souterraines qui sectionnent nos distinctions habituelles. Mais la spécialisation nous procure un savoir détaillé sur des points spécifiques nous ramenant à des éléments essentiels qui peuvent faire l’objet de comparaisons.

Plutôt que de donner du sens aux faits en les élaborant au sein d’une théorisation, je fais le chemin inverse en les rapportant à leurs composants essentiels dans un effort pour les dégager de toute théorisation. Grâce à ce procédé, je peux alors examiner à nouveau l’inégalité, la finance, l’activité minière, les appropriations de terres, etc., afin de voir ce qui nous aurait échappé en recourant à des catégories plus abstraites. Par exemple, envisager les expulsions dans toute leur radicalité plutôt que comme des manifestations nouvelles de l’inégalité, de la spéculation financière, de la progression de l’extraction minière, etc. Bref, un des objectifs de ce livre est de rester le plus terre à terre possible afin de procéder à des découvertes en nous allégeant du poids écrasant des catégories habituelles grâce auxquelles nous interprétons les tendances actuelles.

À sa pointe ultime, mon hypothèse est que, sous les aspects nationaux des diverses crises globales, se manifestent des tendances systémiques émergentes, formées par une dynamique fondamentale élémentaire. Pour cette raison, la recherche empirique et la nouvelle codification conceptuelle doivent être menées en même temps. D’un point de vue empirique, un phénomène peut paraître « chinois », « italien » ou « australien », mais cela ne nous aide pas à décoder l’ADN de notre époque, même si ces qualificatifs permettent de fixer certains traits. La Chine peut fort bien représenter par de nombreux aspects une société communiste, mais l’inégalité croissante et la paupérisation récente de sa classe moyenne relativement modeste pourraient avoir leurs racines dans des tendances plus profondes qui sont à l’œuvre aussi aux États-Unis, par exemple. En dépit des différences qui perdurent, les deux pays abritent peut-être la logique contemporaine déterminante de l’économie, notamment avec une finance entièrement tournée vers la spéculation et une pression continue pour obtenir des hyperprofits. Ces parallèles et leurs conséquences pour les populations, les territoires et les économies peuvent se révéler plus significatifs pour la compréhension de notre époque que les différences entre le communisme et le capitalisme. Cependant, ces « parallèles » sont peut-être des matérialisations, dans des sites multiples, de tendances qui opèrent à un niveau plus profond que la spéculation et les hyperprofits, mais qui sont invisibles parce qu’elles n’ont pas encore été détectées, nommées et conceptualisées. Ma concentration sur la matérialisation des tendances globales au sein des pays contraste avec la concentration ordinaire sur la dérégulation des frontières nationales, où la frontière est envisagée comme le site de la transformation en cours. […] »

SASSEN (Saskia), Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, 2014, Harvard, 2016 en traduction de l’Anglais (États-Unis) par Pierre GUGLIELMINA pour les éditions Gallimard, collection « Nrf-essais », 371 pages, ISBN 978-2-07-014570-6. Introduction, pages 17, 18, 19 et 20.

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SASSEN Expulsions brutalité et complexité (2014)

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