FICHES DE LECTURE – CHARPENTIER & LORIUS, « Voyage dans l’Anthropocène. » (2010)

BIBLIOTHÈQUE VIRTUELLE – FICHES DE LECTURE

Claude LORIUS, Voyage dans l’Anthropocène. , France, 2010

« L’âge des Hommes est arrivé. »

FICHE TECHNIQUE

CARPENTIER (Laurent) et LORIUS (Claude), Voyage dans l’Anthropocène. Cette nouvelle ère dont nous sommes les héros. , 2010, Paris, aux éditions Actes Sud, 191 pages. ISBN 978-2-7427-9534-5

L’AUTEUR

Claude LORIUS est un glaciologue français, membre de l’Académie des Sciences, médaille d’or du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS, 2002), spécialiste mondial des études de la composition des inclusions gazeuses des glaces polaires, ce qui permet l’étude des climats anciens de la Terre, les paléoclimats. Dans sa thèse (1963) il montre d’abord qu’il y a un lien entre la température du moment où s’est formée la glace antarctique et la composition isotopique de l’oxygène et de l’hydrogène de l’eau contenus dans la glace. Ainsi l’étude de la composition isotopique de différentes couches de glace permet de connaître l’évolution des températures sur de très longues périodes (800 000 ans). Il participe aux travaux qui mettent en évidence le lien entre les gaz à effet de serre et l’augmentation des températures.

LE LIVRE

Quelques bulles d’air qui s’échappent d’un glaçon dans un verre de Whisky. Nous sommes dans les années soixante, au cœur d’une base scientifique internationale de l’Antarctique (Terre Adélie, 1965). La paléoclimatologie est née. Claude LORIUS, jeune chercheur, vient de déposer dans son verre, après une dure et âpre journée d’expériences dans cette base exiguë et isolée du bout du monde, un glaçon extrait d’un carottage glaciaire. Et cet air qui s’échappe du glaçon qui fond, il comprend que cet air vieux de milliers d’années est la mémoire de la composition de l’air, la mémoire du climat.

Véritable pomme de Newton de l’étude des anciens climats, ce moment va lancer les expéditions futures (1984, 1991) de carottages de plus en plus profonds, pour extraire de la glace de plus en plus ancienne, et avoir accès à des airs de plus en plus vieux. Ce livre raconte aussi cette histoire. Mais il va plus loin.

Ce livre raconte aussi l’histoire d’un extraordinaire consensus, en pleine « Guerre froide » (1947-1991), alors que la guerre de Corée fait rage (1950-1953), que la crise du blocus de Berlin-Ouest vient de s’achever (1948-1949) et que débutent les guerres coloniales de libération (Indochine 1946-1954, Algérie 1954-1962 et Vietnam 1962-1975), un consensus entre les deux superpuissances d’alors (Les États-Unis d’Amérique et l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, URSS) pour faire de l’Antarctique un territoire vierge de revendications territoriales, exempt de bases militaires, géré par l’Organisation des Nations Unies (ONU) et dévoué aux expériences scientifiques pacifiques.

Sur ce territoire préservé, des équipes internationales sont convoyées de bases soviétiques (Vostok) en bases de l’ONU (Base Concordia) dans des avions américains, moment de grâce géopolitique inouï alors que partout ailleurs la guerre fait rage. C’est un des chantiers précurseurs de l’ONU en matière de préservation de l’environnement.

Car cette aube de l’exploration des climats anciens, c’est aussi l’aube des préoccupations environnementalistes : alors que les ressources de la Terre semblent infinies, que l’humanité s’industrialise à grande vitesse et que se répandent capitalisme libéral et société de consommation, rares sont ceux qui s’inquiètent des dérives écologiques globales.

Claude Lorius raconte donc aussi l’histoire d’une lente prise de conscience mondiale, née de l’étude des glaces préhistoriques, que l’homme a irrémédiablement changé le climat sur terre. C’est l’âge de l’Anthropocène, l’âge des hommes. Il ne tient qu’à lui de s’adapter aux changements qu’il a orchestré et d’en réduire les conséquences pour la planète et les hommes.

Jamais moralisateur, toujours informé, les chiffres précis et froids mais un discours chaleureux et bienveillant pour ses frères humains, Claude Lorius déroule cinquante années de coopération scientifique, d’aveuglement politique et de mobilisation civique pour établir une stratégie globale de réponse aux changements climatiques, une stratégie qui fasse enfin de la place aux peuples du Sud…

© Erwan BERTHO (2013, révision 2014, révision octobre 2015)

L’EXTRAIT

« La Terre rétrécit. »

« […] La Terre pourra sans doute nourrir les 9 milliards de Terriens désormais attendus pour le milieu du siècle, mais pas dans les conditions telles qu’elles sont aujourd’hui vécues par nous, privilégiés de la société d’abondance…

Pire : au fur et à mesure que la population augmente, ces inégalités cessent d’être un scandale pour devenir une variable assumée dans les stratégies des États. Car la Terre rétrécit et la terre s’épuise. D’un seul coup, la figure peu sympathique de Malthus, les leçons de morale des Cassandre reviennent en force. Et notre esprit cigale a beau chanter que notre brio, notre inventivité, aura raison des nuits à venir, force est de constater que la Terre se meurt. Que déjà on s’y bat pour l’accès au pétrole, à l’eau, et que les émeutes de la faim ensanglantent les quartiers populaires des villes déshéritées, en Égypte, en Mauritanie, au Mexique, au Cameroun, au Sénégal, au Maroc, en Bolivie, au Pakistan, en Indonésie, en Malaisie… Un « mémo » du Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) de l’ONU, dévoilé par Le Monde, montre ainsi que les fonctionnaires de l’organisation mondiale se préparent au pire : « Une des inquiétudes majeures est la possibilité que l’ensemble du système d’aide alimentaire soit incapable de faire face. » Et l’on voit aujourd’hui des pays en plein développement industriel anticiper la crise qui se profile en achetant des milliers d’hectares de terres cultivables à des pays en littérale faillite financière. Si l’on en croit la très sérieuse ONG Grain basée à Barcelone, cinq pays (la Chine, la Corée du Sud, les Émirats arabes unis, le Japon et l’Arabie saoudite) disposent aujourd’hui à eux seuls de 7,6 millions d’hectares de terres agricoles achetées dans les pays pauvres !

Crises conjoncturelles ? Le Fonds international du développement agricole (FIDA) affirme que, pour chaque augmentation d’1% du prix des denrées de base, 16 millions de personnes supplémentaires sont plongées dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’insécurité alimentaire » : « 1,2 milliards d’êtres humains pourraient avoir chroniquement faim d’ici à 2025. » En tête de liste : l’Érythrée, la Sierra Leone, Madagascar, Haïti, le Burundi, le Zimbabwe…

Selon les chiffres de l’Organisation mondiale de la santé, 57% des 6,5 milliards d’humain que compte aujourd’hui la planète souffrent de malnutrition contre 20% (pour 2,5 milliards de personnes) en 1950. Près de la moitié de la population mondiale est entassée dans les zones urbaines, souvent sans installations sanitaires adéquates, et conséquemment exposée à des épidémies. Des maladies que l’on croyait endiguées, comme la tuberculose, ressurgissent quand de nouvelles apparaissent : virus du Nil occidental, grippe aviaire. Et pour trouver une pandémie comparable à celle du SIDA, il faut remonter à la peste bubonique qui emporta au XIVe siècle un quart de la population de l’Europe. 1,2 milliards de personnes manquent aujourd’hui d’eau potable (en dessous de 1000 mètres cubes par habitant et par an). Les eaux croupies créent des zones de reproduction pour les moustiques porteur de malaria, tuant 1,2 à 1,7 millions de personnes par an, et la pollution atmosphérique tue environ 3 millions de personnes par an, toujours selon les chiffres de l’OMS qui, dans un rapport publié en 2006, expliquait que 13 millions de morts pouvaient être attribués chaque année à de pures questions environnementales, et en premier lieu à la pollution de l’eau.

N’en déplaise aux avocats du saint sacre de la croissance prêchant que plus on crée de richesses, plus l’ensemble des hommes en bénéficient ; l’histoire du siècle passé montre que, loin de combler le fossé entre les groupes sociaux, le développement de la production s’est accompagné du creusement des inégalités. L’Anthropocène a cette particularité d’être, dans l’Histoire de l’humanité, une période d’extraordinaire prospérité qui a produit une extraordinaire rupture sociale et économique. L’explosion des techniques a multiplié les richesses et elle a multiplié l’horreur. Le Nord contre le Sud, les riches contre les pauvres, les industriels contre les agraires, les surdiplômés contre les sans terre, les sans papiers, les sans culottes, les sans rien. Déforestation, surpêche, agriculture extensive, trou dans la couche d’ozone, réchauffement climatique… Une étude de l’Académie nationale des sciences américaines (Srinivasan et al., Proceedings of the National Academy of Science) décrivant les coûts environnementaux de la mondialisation économique depuis 1961 montre que les pays les plus riches, par leurs activités, ont généré 42% de la dégradation à travers le monde tout en assumant seulement 3% des coûts qui en résultent.  […] »

LORIUS&CARPENTIER (2013), pages 106&107, Sélection © Erwan BERTHO (2014).

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