HISTORIOGRAPHIE – Romain BERTRAND (2011), L’Histoire à parts égales. Récit d’une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècles) (1/3)

HISTORIOGRAPHIE

ÉPISTÉMOLOGIE DE L’HISTOIRE

Romain BERTRAND, L’histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (XVIe XVIIe siècle). , Paris, 2011

« L’archive du contact et les mondes de la rencontre. »

« […]

« [… ] En Amérique aussi l’on trouva de la poésie,

Bien qu’elle fut d’un mètre différent. […] »

Tomaso CAMPANELLA, Poetica., V,

                Sirna helang Kirtaning bumi. « Du monde, la gloire s’en est allée. ». C’est par ce vers que les poètes de Java évoquaient autrefois l’effondrement de l’empire de Majapahit dans le dernier tiers du XVe siècle. Ce faire-part de décès civilisationnel a tout d’une énigme. Car qui sait encore que Majapahit fut une puissance connue et respectée d’un bout à l’autre des mers d’Asie du Sud-Est ? Qui se souvient que sa capitale fut un lieu d’art et de culture d’un raffinement qui ne dépare en rien nos visions enchantées de la Renaissance italienne ?

                Poursuivons encore l’inventaire de nos désintérêts : qui sait qu’à la même époque, le sultanat de Malacca, sis sur la côte occidentale de la péninsule malaise, brassait des hommes, des biens et des idées venus du Yémen, du Gujarat ey du Guangdong ? À qui a-t-on appris qu’au tournant du XVIIe siècle, les sultanats d’Aceh et de Banten – situés l’un à la pointe de l’île de Sumatra, l’autre sur la côte nord de Java – entretenaient des liens commerciaux, religieux et diplomatiques, non seulement avec une kyrielle de principautés portuaires voisines, mais aussi avec la Chine impériale, l’Agra des Grands Moghols et l’Empire ottoman ? Majapahit, Aceh, Banten ne sont d’ailleurs que quelques-uns parmi d’autres des noms d’emprunt de notre ignorance, laquelle couvre aussi bien l’empire du Monomotapa que les khanats mongols.

                Peu importe que la faute en revienne aux lacunes des programmes scolaires ou à l’opacité des revues spécialisées : ceux d’entre nous qui n’ont pas fait profession de la compréhension du lointain ne savent presque rien des mille et une manières d’être humain et de « faire société » qui ont éclos en chaque recoin de la planète à l’âge moderne. Tout comme le monde insulindien – peu ou prou l’Indonésie et la Malaisie contemporaines – souffre de cette terrible « asymétrie de l’ignorance » qui fait que si nous connaissons sur le bout des doigts la litanie des « grands hommes » de la modernité européenne, nous sommes incapables de citer ne serait-ce qu’un nom de penseur malais, moghol ou chinois. Érasme, Bodin Locke nous sont instinctivement familiers. Mais nous ne savons rien de la poésie mystique de Hamzah Fansuri, de l’ « histoire universelle » de Nuruddin al-Raniri ou de la philosophie politique de Bukhari al Jauhari.

                Cet oubli sélectif n’a rien d’une innocente inculture : il est la condition même de ce que nous avons appris à considérer, implicitement tout du moins, comme la supériorité, innée ou acquise, de l’ « Europe » sur le reste du monde. Bien sûr, l’européocentrisme, comme tout virus, a muté : ce n’est plus de mépris, mais d’oubli de l’Autre dont il est question. Nous professons doctement l’égale dignité des « civilisations », mais ne célébrons qu’un seul panthéon de la pensée. Habitués à jurer sur le génie de « notre » Antiquité et de Lumières qui n’auraient brillé que depuis Paris et Dublin, comment pourrions-nous nous douter que le Serat Centhini – une épopée encyclopédique couchée par écrit à Java au début du XIXe siècle – compte 216 000 vers : trente fois plus que l’Iliade et l’Odyssée réunies ? Histrion qui écume les manoirs de Java pour y répandre ses magies, l’un des héros du Serat Centhini, Cebolang, a l’étoffe d’un Ulysse. S’il n’en a pas pour nous la renommée, c’est simplement que son histoire ne nous a jamais été contée, faute d’avoir été traduite.

                Les temps sont trompeurs. Car on pourrait croire que la récente montée en puissance – médiatique autant qu’académique – de l’ « histoire globale », conjuguée à la critique récurrente de nos impensés coloniaux, a remisé au grenier les vieux récits à la première personne de l’Universel. Or, force est de constater que « le grand décentrement » de l’histoire mondiale, dont l’on nous entretient désormais à satiété, se limite le plus souvent, soit à une histoire de l’Europe «  au loin », en ses projections impériales (et c’est affaire de caraques et de comptoirs), soit à une histoire de l’Europe « vue de loin » (et c’est alors le récit des « regards » porté sur sa grandeur par des peuples réduits au rôle de spectateurs d’une destinée sur laquelle ils n’ont aucune prise). On voit mal, cependant, en quoi la biographie d’un huguenot cévenol établi comme planteur aux Antilles ou la chronique au jour le jour de la vie confinée d’une forteresse portugaise des Indes seraient, par elles-mêmes, susceptibles de « dépayser » notre regard sur les premières modernités.

                Certes, l’histoire de l’ « expansion européenne » n’affiche plus aujourd’hui, pour les mondes extra-européens, le dédain qui fut longtemps sa marque de fabrique. Plus personne ne croit à la comptine lénifiante de « Grandes découvertes » menées sans concours asiatiques ou amérindiens par des visionnaires solitaires. L’histoire des sciences et des techniques a d’ailleurs entamé un salutaire aggiornamento en redonnant toute leur place, dans la chronique si longtemps monochrome de la constitution des savoirs « européens » […] aux connaissances « locales » butinées aux points limites des entreprises impériales. […] L’histoire économique elle-même consent désormais à amender la légende dorée d’une modernité capitaliste et urbaine qui n’aurait appartenu qu’à l’Europe.  […] »

BERTRAND (2011), pages 11 à 22.

© Erwan BERTHO pour la présentation et la sélection des extraits.

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